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LES PRÉRAPHAÉLITES

le monde extérieur a un coloris émotionnel nettement marqué, il éveille en nous la disposition d’esprit qui lui répond, et si, au contraire, nous sommes sous l’empire d’une disposition d’esprit nettement marquée, nous remarquons dans le monde extérieur, conformément au mécanisme de l’attention, seulement les phénomènes qui s’accordent avec notre disposition d’esprit, l’entretiennent et la renforcent, et nous ne remarquons ni ne percevons même pas les phénomènes contradictoires. Une sombre gorge de montagne au-dessus de laquelle est suspendu un ciel lourd de nuages, nous rend tristes. C’est là l’une des formes de l’influence que le monde extérieur exerce sur notre disposition d’esprit. Mais si, pour une raison quelconque, nous sommes déjà tristes, nous trouvons partout dans notre horizon des images attristantes : dans une rue de grande ville, des enfants déguenillés mourant de faim, des chevaux de fiacre maigres horriblement écorchés, une mendiante aveugle ; dans les bois, un feuillage fané et pourri, des champignons vénéneux, des limaces glaireuses, etc. Sommes-nous gais : nous voyons absolument les mêmes tableaux, mais nous ne les remarquons pas ; par contre, nous percevons à côté d’eux : dans la rue, un cortège nuptial, une fraîche jeune fille avec un panier de cerises au bras, des affiches gaiement bariolées, un gros homme drôle avec son chapeau enfoncé dans le cou ; dans le bois, des oiseaux qui volent rapidement, des papillons qui voltigent, de petites anémones blanches, etc. C’est là l’autre forme de cette influence. Les poètes emploient de plein droit l’une et l’autre forme. Quand Henri Heine chante :