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Lectures pour Tous

vantes et du paysage qui les entoure. Non seulement on s’entend à mille lieues, mais on voit la bouche qui articule les paroles, le geste qui les accompagne ; on assiste à la vie des êtres chers ; on n’est plus jamais séparé d’eux !

« L’autre soir, dit Mlle Desbly, j’ai eu une peur atroce. Je m’étais mise en communication avec mon fiancé qui travaillait à la lampe dans sa paillote. Soudain j’ai vu un affreux homme jaune se glisser vers lui dans l’ombre, pour l’assassiner peut-être. J’ai poussé un tel cri d’angoisse qu’il a bondi de sa chaise. Alors j’ai pleuré, j’ai sangloté. Et lui, mis au courant de mon effroi, me traitait de folle et m’envoyait des baisers dans le miroir. L’homme jaune riait aussi, car ce n’était qu’un coolie inoffensif… »


TOUS LES THÉÂTRES À DOMICILE.

« J’espère, dit M. Desbly en se levant de table, que vous nous donnez toute votre soirée. C’est l’heure du théâtre. Vous avez le choix.

— L’Opéra, par exemple, hasarde la jeune fille.

M. Dasnières ne préférerait-il pas la Comédie-Française ? riposte le père. On y donne Chantecler. J’aime les vieilles choses, et ne comprends pas la jeune musique. J’en suis resté à Wagner, oui, au vieux Wagner si rococo à présent ! Croyez-moi, allons aux Français. Ma mère, vous ne nous suivez pas ? »

La vieille Mme Desbly s’est levée et hoche la tête.

« Je vous quitte, dit-elle. J’ai mon théâtre à moi, celui des vieillards.

— C’est vrai, reprend en souriant M. Desbly, ma mère qui ne dort guère, comme il est de son âge, passe la moitié de ses nuits à interroger le passé. Elle a fait placer dans sa chambre un phonocinématographe et ne se lasse pas d’y dévider les rouleaux où s’inscrit toute sa vie. Il est de tradition dans la famille de clicher toutes les principales minutes de l’existence, les naissances, les mariages, les morts, les repas de famille, les conversations avec les personnes sympathiques, que sais-je ? »

On est passé au salon et l’on s’est assis dans un silence plein de pensées.

« Ma fille, dit M. Desbly, sans se déranger de son fauteuil, éteins l’électricité et donne-nous la communication avec le Théâtre-Français. »

M. Desbly a le téléphotothéâtrophone chez lui !

L’obscurité envahit la pièce. Seule, la grande glace qui en recouvre l’un des panneaux semble fluorescente. Il y passe une vapeur lumineuse. La clarté s’accuse, laissant voir un grand rideau rouge. Aux marges du miroir s’agitent des têtes de spectateurs, la courbe des balcons s’ébauche, avec des éventails voletant comme des ailes, des éclairs de diamants sur des épaules nues. Toute une vie bourdonne dans ce tableau animé. On entend le murmure de conversations toutes proches… Si la clarté diffuse ne nous indiquait pas les détails du petit salon bourgeois de M. Desbly, nous croirions être dans une baignoire à la Comédie-Française.

. . . . . . . . . . . . . . .

L’électricité a jailli. Le tain de la glace mystérieuse ne reflète plus que les visages pâles et méditatifs de Michel et de ses hôtes.

Des poignées de mains s’échangent. La porte s’ouvre, M. Dasnières, dans l’éblouissement de mille planètes artificielles, dans le brouhaha d’un Paris où le plaisir nocturne agite ses grelots, regagne la 118e avenue.

Sa journée est linie.

Octave BÉLIARD.

(Compositions de Arnould Moreaux et de Biron-Roger.