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Lectures pour Tous

un ouvrier cordonnier, pendant les heures de la matinée. L’extrême division des fortunes a supprimé les oisifs dans cette société où tous se partagent un effort modéré et sans rudesse, un travail manuel qu’on ne regarde plus comme avilissant.

L’atelier est monstrueux. Comme parois, il a cinquante étages d’alvéoles éclairées du dehors : imaginez les cases d’un effrayant columbarium, de plus de cent mètres de haut. Chaque alvéole contient un ou plusieurs hommes, mais la machine fait tout, et l’ouvrier n’en est que l’intelligence.

À l’arrivée, notre guide fait constater sa présence et gagne sa logette particulière, où il s’assied à son aise dans un fauteuil, devant une table chargée d’instruments de précision. Un jeu de glaces lui fait apercevoir, dans le gouffre habité par les machines, qui occupe tout le centre et toute la hauteur du gratte-ciel, le rouage particulièrement confié à sa surveillance. De temps en temps, il presse un déclic, interrompt ou établit un courant, reçoit des ordres par téléphone, en transmet, tenant dans sa main nonchalante, grasse et belle comme celle d’un bureaucrate, le minuscule levier qui donne le branle à une roue de cent pieds de diamètre et qui fait l’ouvrage de cent hommes. Chacun des mouvements de M. Dasnières est reproduit par un dynamomètre enregistreur. Un autre appareil totalise le nombre d’heures de présence. Ces données sont transmises à un bureau central où le salaire est calculé automatiquement.

Quand son attention n’est pas absolument nécessaire, Michel converse avec des personnes éloignées, écoute attentivement, par le moyen d’un microphone, le cours scientifique ou littéraire que fait à ses élèves, à quelques kilomètres de là, le professeur à la mode de la Sorbonne ou du Collège de France.


UN REPAS QUI SE SERT LUI-MÊME.

Cependant, toutes les horloges de la ville ont sonné midi. L’ouvrier a fini sa journée. Quelques heures ont suffi à un monde de travailleurs pour fabriquer ce qu’il faut d’aliments, de vêtements, de papier, de lumière et de chaleur afin que l’humanité vive tout un jour. Un guichet s’ouvre au-dessus de la table où Michel est assis et son salaire en tombe. Il est libre.

Le flot des usines se rue par la ville, coule sur les ponts, emplit les trottoirs, les chemins de fer, se répand sur les terrasses, bourdonne et vit. Nous le suivons. Aux marges des rues, trois plates-formes mouvantes se déplacent à des vitesses graduées, afin qu’on puisse sans danger enjamber de l’une sur l’autre. La plus rapprochée des maisons permet aux fläneurs d’inspecter les étalages ; il y a un trottoir pour les gens qui se hâtent, et sur un autre s’alignent des bancs, des kiosques à journaux, voire des cafés où les spiritueux d’antan ont fait place aux boissons hygiéniques et rafraîchissantes.

L’appétit guide M. Dasnières vers un restaurant d’apparence confortable, au personnel invisible. Il consulte le menu qui témoigne des progrès de la chimie culinaire, choisit, comme en un autre temps nous eussions pu le faire, deux œufs brouillés au fromage, un bifteck avec une salade, une glace aux fraises, et commande son repas à voix posée, comme s’il avait à ses ordres un maître d’hôtel attentif.

De fait, un vide se creuse dans la table, par où monte un couvert, du pain, du vin, et un plat fumant dont le contenu est du plus joli jaune. Il va sans dire que jamais poule ne pondit ces œufs qui sont d’admirables composés d’albumine artificielle, que le lait de la vache ne fournit pas ce fromage, qu’aucune vigne n’a mûri cet excellent vin.