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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/114

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l’association médicale

des détonations d’artillerie… Je ne sais où je vais… Je vais au hasard, au jugé, laissant un sillage de lumière, de lucioles volantes, d’étendards pourpres. Et la danse du vent sur cette joie énorme !… Hop ! Hop ! crinières de flammes !… Rugissez, grands lions rouges ! Ballez, folles fées !

Des incendies éclatent même où je n’ai pas passé. Le feu vole au loin, à l’est, à l’ouest, au nord, au sud, porté par la folie des chevaux ailés de l’équinoxe. Aveuglé par la fumée, en nage, ivre, je fais d’incroyables circuits pour éviter la morsure de l’élément que je déchaînai… Où sont les Petits Hommes ? Où, ce peuple innombrable ? Je ne vois rien, je ne distingue pas les clameurs humaines dans ce grand bruit d’Apocalypse. La Vie rentre dans le chaos minéral. C’est ici la chimie furieuse des genèses et des fins de monde. Il fait une chaleur de forge satanique, un jour sinistre de Josaphat. Est-ce que je puis voir cela sans mourir ? Franchirai-je vivant ce Phlégéton ?

Mais peut-être que cela aussi c’est un rêve ? Sait-on jamais quand on rêve ou quand on ne rêve pas ? Dans les rêves, on croit ainsi que l’on est poursuivi, que les chemins se hérissent d’obstacles, que la mort se dresse partout, devant, derrière ; qu’on est entré dans une impasse et qu’on crie devant un mur de feu. Et c’est justement quand on crie qu’on va s’éveiller…

Je crie en effet. La flamme se resserre et mord mes vêtements. Et c’est donc que je me réveille, puisque le refuge surgit enfin : le château de Capdefou… la petite porte…

Je heurte : elle résiste. C’est vrai, je l’avais oublié : la cage aux lions, derrière, fait barricade. Suffoquant, il faut longer la muraille, gagner la chapelle, qui, elle, doit être ouverte. Ouf ! sauvé !

Mais cette issue, il ne faut pas que les Petits Hommes la trouvent. Brûler ! brûler tout ! faire une fournaise de ce manoir vide et silencieux comme un lieu hanté !

Est-ce que je rêve, ou si c’est vrai ? Me voici, la torche en main, dans ces grands corridors sonores, arrachant les rideaux, les vieilles tapisseries, entassant les meubles, les livres, les paperasses. Renversons la lampe sur le bureau du vieux Dofre ! Versons le pétrole sur tous ces grimoires ! Anéantissons ! Suis-je donc fou, comme Erostrate ? Il ne restera rien ; ce sera comme si cela n’avait pas été…

Oh ! comme une vie soudaine emplit la maison morne ! Comme le feu pétille et joue dans son obscurité séculaire ! C’est le grand bal des fées qui illumine les fenêtres. Et des voix s’éveillent, des musiques jamais entendues. Capdefou qui va mourir redevient jeune, un instant, comme au temps de Louis XIII. Dans les pièces lointaines qu’on n’habitait plus, on entend craquer les parquets sous la danse des choses. C’est comme une farandole qui passe… Hâtons-nous, avant qu’elle ne monte l’escalier du phare…

Et c’est bien, cette nuit, le sommet d’un phare, au-dessus de la mer. Une mer aux vagues pourpres, à l’écume de diamants et d’escarboucles. La grande Pinède qui brûle a des tourbillons et des remous, des houles profondes et des embruns roux. Elle est admirable et terrifiante. La tempête la secoue et la tord en trombes spiralées qui se vrillent dans le ciel. L’œil humain n’a jamais vu cette splendeur, ce rouge océan qui va toucher l’horizon. Le ciel lui-même teint ses nuées aux couleurs d’un crépuscule impérial. Et elle chante, la Pinède ! Elle est un orchestre géant plein de frissons de cordes et de battements de caisses sourdes, avec des clameurs cuivrées de trombones, de longues plaintes aiguës de fifres, un tumulte de cymbales. On halète en l’attente d’une phrase mélodique brodée sur cette riche trame sonore. Et la voici qui naît et grandit : c’est un lamento déchirant, une longue plainte étrangement modulée. La Pinède chante son chant de Mort.

Ce lugubre thrène monte au long de la muraille, d’une zone qui paraît sombre dans les déchirures de la fumée. Des Petits Hommes, suffoqués et mourants, ont reflué là, tout autour, râlant leur agonie, griffant les pierres de ce nouveau Mur des pleurs contre l’in-