Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/117

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l’association médicale

n’a jamais vu. Ainsi s’ensuit-il que moi, qui ai vécu près de ces Petits Hommes et qui ai conjuré par leur destruction la menace qu’ils faisaient peser sur le monde, moi qui exerçai sur eux le divin magistère, je suis un témoin récusé irrévocablement et convaincu de folie par ceux-là même qui n’ont jamais douté des affirmations bien autrement stupéfiantes de Moïse ou de Bernadette Soubirous.

Car les hommes sont infiniment moins sensibles à la lumière de la Vérité qu’à la chandelle du sens commun, et pour eux se tromper en commun est encore la sagesse. Un fou est assurément le malade qui déraisonne solitairement et qui voit ce qu’il est absurde de voir ; mais l’homme qui serait seul à raisonner juste dans un monde de déraison, on bâtirait un cabanon tout exprès pour lui. Et celui qui eut le privilège exclusif et redoutable d’explorer un univers ignoré, de voir ce qu’aucun autre n’a pu voir, de raconter avec les mots de tout le monde des choses que lui seul connaît, s’est du même coup exilé de la maison commune et cloîtré dans sa solitude.

Il m’y faut résigner. J’ai reçu un sacrement indélébile. Le Docteur Dofre m’a promu à la majesté mélancolique d’être seul. Il m’a ouvert une fenêtre sur la merveille et, simultanément, il a fermé la porte par quoi je communiquais avec la vie. J’ai intégré en moi un univers qui n’est qu’à moi, qui n’a désormais aucune réalité hors de moi. Le sentiment de ma grandeur foudroyée me fait silencieux en face de la sollicitude méprisante du médecin, des internes, des religieuses, des infirmiers, qui m’apparaissent si infatués et si gravement puérils ! Quelle intimité pourrais-je avoir avec ces pauvres êtres obtus dont l’ignorance autoritaire s’amuse de moi et qui me donnent la comédie de leur tutelle dérisoire ? Le grand et le petit, le haut et le bas sont des notions élémentaires sur lesquelles même nous ne nous accorderions pas. Au regard de ces morts dont je garde l’effrayant et l’immortel souvenir ce sont eux qui sont… les petits hommes. Puis-je être soumis à ceux-ci quand je régnais sur ceux-là ?

J’ai pourtant quelquefois senti le besoin de me confier et j’ai espéré trouver parmi les fous un plus digne confident. Il y a dans la folie quelque chose de grand et de mystérieux : on peut avoir eu le front fêlé par le choc des étoiles. J’ai connu, à l’Asile, un homme grave et doux qui croyait être Dieu le Père. Celui-là m’intéressait ; il était vieux et ressemblait un peu à Dofre ; un Dofre bénin et miséricordieux. Dans le jardin, il se promenait toujours seul et pensif.

Je l’abordai un jour et je me racontai longuement sous les tilleuls. Il me laissa parler et hochait lentement la tête sans rien dire. Je crus qu’il m’avait compris et que nos deux âmes communiaient. Mais, à la fin, il me regarda, avec un peu d’écume au coin des lèvres.

— Lucifer ! murmura-t-il sourdement, noir Séraphin, redescends aux abîmes où je te précipitai !

… Je suis seul, seul, immensément seul…

ÉPILOGUE

— Eh ! Ceinture… Tu dors ?

— Non. J’écoutais. Sacré père Moranne !

Je fermai le cahier sur la table et me levai, énervé, les jambes impatientes. Cette lecture nocturne avait rempli mon cerveau d’images énormes qui dépassaient le cadre de la chambre mesquine. Le retour à la vie quotidienne me trouvait ahuri, frémissant, hanté de fantômes.

— Et c’est tout ce que tu trouves à dire ? Et un manuscrit de cette sorte a dormi des années dans la poussière ! Mais, il y a là une grandeur, un abîme…

— Ce que tu es romantique, toi !

Autour de la fleur jaune de la lampe, le bleu du jour s’affirmait. À aucun moment le gros interne n’avait interrompu la lecture qu’il ponctuait seulement d’exclamations et de grognements, de froncements de sourcils, de clignements d’yeux. Maintenant il souriait, l’air bonasse,

— Ne nous emballons pas, reprit-il. Je le vois très