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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/18

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l’association médicale

Dofre. Dans notre société détestable, tant de pauvres filles redoutent l’ombre même de la maternité !

« Je les débarassais à tout jamais de ce souci. Et les fruits mûrs que je cueillais en elles comme le vendangeur cueille à la vigne ses grappes, je les cultivais et fertilisais au laboratoire, dans du sang tiédi à l’étuve. La segmentation opérée suivant ma technique et suivant mon désir, les embryons obtenus était greffés sous la muqueuse d’animaux femelles qui, les nourrissant de leur substance comme ils auraient fait pour leurs propres fruits, les conduisaient à maturité.

— C’est effroyable !

— Hein ?… Oui… effroyable, en ce sens que je perdis beaucoup de ces enfants et que je dus en sacrifier beaucoup d’autres à la suite d’essais malheureux. J’obtins en effet, le plus fréquemment, des êtres difformes à qui j’épargnai l’existence. Ce sont là des crimes peut-être, à votre jugement. Mais toute conquête ne veut-elle pas du sang ?

— Vous n’eussiez convaincu aucun magistrat de l’opportunité de ces sacrifices.

— Je sais. J’ai comparu jadis devant les tribunaux. Mes goûts immodérés pour l’embryologie m’avaient fait accuser de certaines peccadilles. L’affaire n’eut pas de suites fâcheuses, du reste. Mais je sais que la magistrature a, sur ces choses-là, des idées toutes faites, qui diffèrent des miennes.

Je m’étais levé. Un geste du docteur me retint.

— Comprenez donc, me dit-il, que celui qui crée peut détruire. L’une de ces divines prérogatives entraîne l’autre.

Il était devant moi. Sa face rayonnait comme un pur argent, était sublime ainsi que le visage de l’Ancien des Jours. Ses yeux marquaient le calme et la mansuétude des idoles dont le rêve serein n’est pas éclaboussé par le sang des hosties égorgées à leur pieds. Car les dieux ne sont point arrêtés en leurs desseins par les cataclysmes qu’ils déchaînent. Cet homme était peut-être un Dieu.

Je ne fis aucune résistance lorsqu’il m’entraîna vers la tour du phare. Nous gravîmes longuement un escalier pour déboucher sur une esplanade en plein ciel.

M. Dofre, debout, baigné d’une lumière immatérielle, parlait maintenant, face aux étoiles et son geste emplissait l’espace comme pour le semer de mondes. Je croyais ouïr une voix incantatrice psalmodiant un poème très ancien auquel les grands pins et la mer lointaine prêtaient leur orchestre en sourdine. À la magie de cette parole, le château s’écroulait dans l’ombre épaissie. Rien n’exislait plus que la tour massive sous nos pieds et le chaos moutonneux des branches dont un liseré pâle marquait seul la limite aux confins du ciel et de la terre.

Il disait :

— De mes créatures, deux furent élues, un homme et une femme, à cause de leur perfection et de leur beauté. Je les gardai près de moi le temps nécessaire pour les douer d’une âme intelligente. Je veux dire que je les formai au langage. Puis je les pris par la main et les conduisis au centre de la forêt. Ce domaine, leur dis-je, vous appartient. Remplissez-le d’amour et de fécondité. Que vos enfants soient forts et s’y multiplient, aussi nombreux que les brins d’herbe et que les aiguilles de pins. Mais gardez-vous d’en franchir les murailles et même de jeter un regard par dessus elles. Au delà ne sont que mort et désolation.

« J’avais fait construire cette tour d’observation où nous sommes. Pour donner plus de force à mes paroles, j’ajoutai : Je suis toujours au milieu de vous. Souvent vous me verrez, je vous parlerai ; et quand vous ne me verrez pas, ne me croyez pas absent. Du sommet de cet édifice mon œil vous suivra jusque dans les retraites les plus profondes. Que ce soit pas un obstacle à votre liberté. Si j’excepte la défense que je viens de vous faire, je laisse à votre instinct le soin de vous guider pour tout le reste. Seule ma servante, la Douleur, vous avertira du mal. Mais si vous enfreignez l’unique Loi que je vous impose, des pins jaillira la flamme qui vous consumera, vous et votre postérité !