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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/6

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l’association médicale

les déformant, les idées qui ont occupé leur existence consciente. Il a dû voir des Nains partout. Mais… attends donc !… Oui, je trouve dans son dossier une invitation à se référer à la bibliothèque documentaire de l’asile… numéro 54.321.

— Qu’est cela ?

— Une fort intéressante collection, créée par un ancien directeur de la maison. Tous les manuscrits, dessins, travaux d’art des aliénés y sont catalogués et classés. Les archives de la folie ! On devrait en faire autant partout. C’est très utile pour les thèses. Il paraît qu’il y a un document Moranne et, si l’heure tardive ne te faisait loucher vers mon lit en pensant au tien, on pourrait…

— Bon Dieu ! que ne le disais-tu plus tôt ? Je veux rester éveillé jusqu’au jour et cette histoire singulière m’a ôté toute envie de sommeil.

Ceinture haussa les épaules.

— Le document te la rendra. On sait ce que sont ces manuscrits. Enfin !

Il se leva pesamment, prit la lampe et je le suivis.

Oh ! ces longs corridors d’hôpital, sonores comme des souterrains, où le passage de la lampe faisait danser de petites lunes sur les murs ! Pas d’autre bruit que celui de nos pas et, parfois, très loin, un grand cri de folle en cauchemar. C’était sinistre ! Je ne sais plus tout ce que me dit mon imagination pendant le trajet que nous fîmes de la chambre à la bibliothèque. Ceinture marchait devant, fantôme obèse, dans sa grande blouse blanche, moins effarant, certes, que les autres, ceux qu’on ne voyait pas et qui se tapissaient à notre approche dans les coins sombres, les fantômes déments qui continuent de hanter l’Asile de la démence et qu’on suppose éterniser en l’autre monde leurs attitudes contorsionnées et leurs gestes falots.

Ceinture ouvrit une porte qui craqua. La lumière avait peine à percer le trou noir d’une vaste pièce sentant le vieux papier et tapissée de rayons fléchissant sous le poids des documents. « Les archives de la folie ! » Monstrueux amas de divagations qu’on ne saurait lire sans que la cervelle se perde et qui faisaient dans cette nuit une nuit plus intense encore, la nuit insondable du chaos !

Ceinture promenait la lampe sur les chemises bleues, numérotées, des manuscrits.

— 54.319… 54.320… Tiens ! prends, là-haut, sur la troisième tablette.

Je crus sentir un souffle froid sur ma nuque. J’arrachai, vite, un assez volumineux manuscrit que je frappai machinalement de la main pour en faire tomber la poussière. Et nous sortîmes comme des voleurs de nuit.

Ce fut un soulagement, lorsque nous nous retrouvâmes dans la petite chambre de Ceinture, où le poële guettait notre arrivée avec un gros œil rouge. Nous étions chez nous, bien au chaud, environnés de meubles amis, près d’une table où les cahiers bousculés semblaient vivre.

Alors Ceinture se versa une rasade du rhum refroidi, alluma une pipe et se cala, les pieds sur le poële.

— Lis, toi ! me dit-il.

Et je lus.

(À suivre).