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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/8

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l’association médicale

homme. Le monde est à mes yeux comme un livre lu et refermé. En relire une page, à quoi bon ? Je n’ai plus rien à apprendre, et j’ai besoin de repos.

Et voilà justement pourquoi je suis ici. Les hommes manquent de catégories pour y ranger les êtres exceptionnels dont je suis. Bon gré, mal gré, il faut qu’ils entrent dans celles des criminels ou des fous. J’ai tué, j’ai brûlé, j’eus mille fois raisons de le faire ; c’était mon droit, ma prérogative, mon devoir. N’empêche qu’il n’y a plus de lieu pour moi, hors la prison et l’hôpital. C’est à l’hôpital qu’on m’a conduit ; tant mieux ! J’y pourrai, sans craindre l’injure, dormir mon sommeil de dieu qui a vu naître et mourir des mondes et qui n’a pas trop de l’éternité pour y rêver.

Quand j’étais étudiant, il m’est arrivé de manger du haschisch. C’était, chaque fois, une joie véhémente et terrible. Les yeux fermés, je plongeais dans le monde insondable des formes. Pendant des heures, la matière subtile qui dessine les images se muait devant mon étonnement, toujours égale, toujours changeante, à l’infini. Ma volonté guidait ses transformations. Je faisais de la lumière et des ténèbres, des étoiles et du chaos, des gemmes, des arborescences, des océans, des bêtes et des hommes ; je bâtissais des temples, des cathédrales aussitôt écroulées et remplacées par des mosquées, des pagodes, le tout énorme, immesurable, absolu. Tout cela se succédait avec une vitesse vertigineuse ; chaque minute contenait un siècle de transformations. Puis ma volonté créatrice rentrait dans le repos et je subissais encore des heures de visions, cette fois spontanées ; un long rouleau de tapisseries compliquées, géométriques… Je me disais : « Je vais mourir ; ou bien, au réveil, je ne serai plus jamais comme les autres hommes. » Et je me réveillais, ayant compris et oublié tous les pourquoi et tous les comment, lassé et dédaigneux de vivre. Aujourd’hui, j’éprouve la même impression. J’ai vécu des siècles rapides… Et à quoi me servirait d’ouvrir encore mes yeux et mes oreilles ? Où je suis, je suis bien. J’ai acquis le droit à l’immobilité.

Quand je songe pourtant à mon court passé ! Je suis né d’hier. Mais le temps est-il quelque chose ? Si les mondes tournaient à une vitesse dix fois plus grande, qui s’apercevrait de cette fuite éperdue des années ? C’est parce que les mutations se sont succédées autour de moi avec une extraordinaire vélocité que je suis vieux. En réalité, à l’heure où j’écris, mon âge est celui où les pères sourient à leur premier enfant. Il y aura trente-trois ans aux neiges de décembre que je naquis. Je retrouve sur ma rétine le reflet de vieux visages qui se penchèrent sur mon berceau. J’entends encore ma mère chanter, en m’endormant, de pauvres airs démodés ou il était question de pages et de châtelaines et des pastourelles plus fanées encore.

Oh ! oui, je me souviens, je me souviens de tant de choses qui s’attristent d’être passées ! Surtout je me rappelle ces veillées d’hiver, pelotonnées autour de l’âtre où flambe la bûche de Noël ; ces veillées qui sont restées rêveuses, tant les aïeules y ont filé la quenouille des légendes ! Et mon lit d’enfant que ma mère bordait le soir, le lit de mes premiers rêves, de mes premiers cauchemars, des affres nocturnes qu’apaisaient les yeux d’or de la bonne veilleuse de faïence qui sentait l’huile et la fleur d’orange !

J’ai été l’écolier qui souffle dans ses doigts mal protégés et cachés sous la pèlerine à capuchon que bossue le cartable ; l’écolier aux mains tachées d’encre, qui rapporte des prix à échanger contre les baisers d’un père orgueilleux. J’ai été le collégien que les succès affolent et que hantent les fantômes brillants de l’avenir. Que dis-je ? j’avais déjà commencé à me réaliser. Un jour, un seul jour, le monde savant connut mon nom. Hélas ! quand la joie d’être enfin quelqu’un fit bondir mon cœur, je me retournai pour chercher les bras qui m’avaient bercé et je me trouvai seul…

Je n’avais plus de famille. La Science, comme une clôture, m’avait défendu de l’amour. Ma première existence était déjà finie et son histoire tient en bien peu de lignes. Avec quels matériaux pouvais-je édifier ma