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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/89

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l’association médicale

force physique et la vigueur d’esprit qui l’eussent justifiée. Véritablement, il abusait de ma jeunesse et tirait de ma vie sa vie, se rassurant sur ma présence, indispensable soutien de sa caducité.

Mais si je l’étayais, en revanche il ne m’étayait guère. On ne saurait exprimer quel sentiment d’abandon et d’insécurité commença de m’envahir dès que Barnabé ne fut plus là. Je n’aurais jamais soupçonné l’importance morale de ce serviteur muet. Il était dans la maison un homme de plus ; un homme, calme, machinal, aux gestes précis et sûrs, toujours les mêmes, comme d’une horloge indifférente et régulièrement active. Oui, c’est cela, il donnait l’enseignement paisible de l’horloge.

Je me souviens des nuits de mon enfance nerveuse, tourmentées de cauchemars. Dès que j’avais fermé les yeux, les songes terrifiants m’enveloppaient de leur épouvante et la nuit s’emplissait de fantômes. J’avais des réveils en sursaut et j’inondais de sueur mon petit lit. Mais mes tremblements s’arrêtaient à entendre le tic-tac familier de la grosse comtoise du vestibule, comme le petit cœur tranquille de la maison enténébrée. Pour mécanique que fût cette tranquilité, elle commandait le calme à mes nerfs ; j’en augurais que tout était dans l’ordre habituel, que les fantômes étaient vains et que les voleurs n’étaient pas venus.

Ainsi agissait sur moi la placidité de Barnabé qui n’avait jamais paru s’intéresser à ce qui se passait derrière le mur, dans la Pinède, et dont l’attitude même en abolissait le voisinage mystérieux. La vue de Barnabé, immuable et ponctuel, me ramenait chaque jour à un monde normal. Ce paysan situait Capdefou dans le raisonnable et dans l’exploré.

Lui mort, un point de repère s’effaçait. La vie devenait tout à fait folle, invraisemblable et lourde de menaces obscures, comme si, dans mes nuits d’enfant le tic-tac de la comtoise avait cessé tout à coup.

Et-je restais seul, avec un vieillard fragile, à peine humain, un être fantasque et fantastique autour duquel se condensait le songe, et qui ne serait pas un secours contre les fantômes, et qui mourrait quelque jour… puisque Barnabé était mort. Je restais seul devant l’énormité…

Et le pis, c’est que, malgré toute la patience à laquelle je m’efforçais, mes rapports avec Dofre s’aigrirent. Je souffrais de ses rebuffades de vieux despote et l’offense qu’elles faisaient à mon orgueil me montrait l’abîme qui me séparait de cet homme génial mais inhumain.

D’ailleurs, aucun sentiment ne nous était commun. Qu’une guerre orgiaque désolât la Pinède, c’était là sans doute une catastrophe qu’il n’était pas en notre pouvoir de faire cesser et un mal nécessaire, une divine chirurgie que nous devions accepter pour le bien supérieur du genre humain. Nous nous accordions sur le principe de ne pas nous en mêler, d’en rester spectateurs de très loin, de ne nous montrer ni l’un ni l’autre dans l’enclos tout le temps que durerait la guerre — et cette abstention était commandée par la plus élémentaire sagesse, car, au point où en étaient les choses, la moindre intervention eût engendré un nouveau mal et nous n’aurions su en mesurer la portée : quand les hommes se battent, le devoir des dieux est de rester muets et invisibles. Mais, tandis que le spectacle et les réflexions qu’il me faisait faire m’émouvaient douloureusement, tandis que l’angoisse et la pitié se partageaient mon cœur, Dofre affichait une joie sadique à imaginer ces massacres et ces ruines et eût volontiers joué de la cithare comme Néron devant Rome incendiée.

— Puissé-je assister à la fin d’un monde dont je connus la genèse, disait-il. Ainsi mon observation serait complète et je ne sais pas, pour un savant, de satisfaction plus grande.

Ses jambes lourdes ne pouvaient que difficilement le porter au sommet de la tour. J’y montais seul dès