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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/90

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l’association médicale

que le permettaient mes occupations domestiques et je fouillais l’horizon avec des jumelles marines. Hélas ! l’éloignement et la petitesse des choses me les rendaient énigmatiques et extrêmement peu perceptibles. Le drame se déroulait aux confins de ma vision. Ce que je voyais, c’était une mêlée difficile à comprendre, une sorte de brassage fiévreux d’atomes blancs et noirs, des passages de laves humaines qui roulaient sur les villes minuscules et les entouraient ainsi que le font les lames de la marée montante sur les grèves du Mont-Saint-Michel avant de les recouvrir. Encore la verdure des arbres me cachait-elle plus des trois quarts de ce tumulte. Parfois, des jours entiers, les clairières étaient désertes et d’en bas montait l’horreur d’un silence plein de mystère.

Et tout cela n’était rien. Il eût fallu écouter la tempête des âmes… Le côté plastique, cinématique des révolutions et des guerres, ce qu’on peut en voir de ses yeux, ce n’est que rides de surface. Si l’on suppose qu’un géant eût contemplé la terre de France, comme une carte mouvante, depuis la convocation des États Généraux jusque — par exemple — au 18 Brumaire, qu’aurait-il compris ? À peu près ce que comprend un naturaliste penché sur les mouvements d’une colonie d’Infusoires. Il eût trouvé à cela tout au plus les éléments d’une hypothèse ridiculement simpliste : des tropismes, des êtres qui s’agglutinent et qui se diluent, qui luttent et qui s’entredévorent… l’influence de la température, de l’électricité, de la lumière, des toxiques, de la faim, de l’amour… Et si simpliste que fût l’hypothèse du naturaliste, elle eût assez bien cerné la diversité du fait apparent. Il y a la vérité du naturaliste, comme il y a la vérité de l’historien ; il y a plusieurs étages de vérités. À un certain étage, la Révolution est une question de tropismes et n’a plus que des causes cosmiques, physico-chimiques et, un peu plus bas, biologiques.

Mais l’examen fait à cette hauteur ne me suffisait plus. Je savais trop que la Pinède avait une âme multiple et ondoyante. J’avais soif de l’autre vérité, de la vérité de l’historien. Je savais trop que, ce qui remuait là, c’était des hommes ; que des idées se brouillaient et évoluaient ; que cette guerre avait la complexité des phénomènes psychiques et non pas seulement la logique linéaire des événements fatals. Certes, chaque phase en était rigoureusement déterminée et tous ces petits êtres aux mouvements libres et courts accomplissaient sans s’en douter une loi simple et s’en allaient vers une fin imprévisible pour eux, différente et indépendante des buts qu’ils s’étaient proposés. Mais ils y allaient sinueusement, par ces voies détournées, irrégulières qui sont celles de l’intelligence et des passions. Ils y allaient, tragiques et déchirés, ourdissant la fatalité commune avec leurs libertés parcellaires, faisant du divin avec de