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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/98

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l’association médicale

loin, en sueur, pour porter à la divinité les bruits et les angoisses de cette terre. Peut-être la caste des Vieillards avait-elle aussi été anéantie… La Pinède cuvait dans la terreur le sang de son roi. Ceux qui l’avaient versé défaillaient sans doute devant l’atroce grandeur de leur geste ; ils avaient peur et ils faisaient peur. Peut-être égorgeait-on en silence, l’homme étant partout une menace pour l’homme. Et le sacrilège pesait sur les pins comme une nuée d’orage.

De la tour on voyait les clairières désertes, parfois seulement parcourues de galops furlifs ; comme si l’humanité eût voulu éviter les regards d’en-haut et cacher son péché sous les feuillages les plus denses. Assurément, on attendait quelque chose de Celui-à-la-barbe-blanche, une vengeance apocalyptique, les Dix Plaies croulant du ciel irrité.

— La frayeur les paralyse, murmurait Dofre. On les écraserait comme des mouches et ce serait la fin… Ah ! être impuissant ! N’être pas Dieu !… Mon silence même, qui momentanément les épouvante, est un aveu. Ils sont sans défense aujourd’hui ; demain ils railleront !

— Gagnons du temps. Allumons le phare. Faisons mugir la sirène.

— À quoi bon gronder, si le châtiment ne suit pas la menace ?

— N’importe ! L’avertissement pourrait les assagir durablement. Tentons l’aventure. Nous n’avons pas le choix.

Je gravis les degrés dans le soir et la sirène hurla. Ce fut l’affreux cri de la Trompette de l’Ange. Toute la nuit la gueule d’airain cracha sa malédiction aux quatre vents et l’œil fulgurant troua les halliers. L’Éternel se manifestait à ses coupables créatures.

Ils doivent être transis, à demi-morts, dis-je en redescendant. Le quos ego de Neptune ne suffit-il pas à coucher les vagues révoltées ? Ce peuple, croyant quand même, prendra le sac et la cendre ; il se consumera en oraisons propitiatoires. On me dirait qu’il immole en ce moment les sacrilèges pour détourner le sort…

Dofre hocha la tête en une demi-approbation mêlée d’incertitude.

— Et après ? il ne verra rien venir…

— Il croira vous avoir apaisé et l’action de grâces suivra la pénitence. N’est-ce pas toujours ainsi ?

La Pinède demeura muette. Il était terriblement émouvant de ne rien voir, de ne rien savoir, de rester, des jours, les sens aux aguets en face de ce petit monde de mystère. Des multitudes étaient là, derrière le mur, inaperçues, devinées, mûrissant des pensées passionnées, des gestes imprévisibles. Dans l’histoire des Petits Hommes, jamais pareille torpeur ne s’était produite depuis le Grand Hiver où Dofre les avait cru tous morts, tandis qu’ils inventaient l’Art et la civilisation. Mouraient-ils ? ou qu’inventaient-ils ? Quelque chose d’heureux allait-il fleurir de cette société décomposée ? Ou plutôt une flamme sournoise couvait-elle, rongeait-elle, gagnait-elle de proche en proche une mine bourrée d’explosifs dont la déflagration soudaine nous atteindrait sans doute, isolés de l’univers, impuissants que nous étions ?

Ce qui est inconnu est toujours immense à faire peur. J’étais très énervé, malade d’attendre, à la fois curieux et tenté de fuir. Dofre, très inquiet, songeant creux, ne m’admettait pas dans le secret de ses pensées. Il affectait de s’enfermer dans son cabinet où il feuilletait des livres d’Histoire, peut-être y cherchant dans le passé quelque instruction propre à éclairer le problème présent.

Ou bien il sortait du côté de la lande, ce qui était contre ses habitudes. Je le voyais errer des heures entières, insoucieux du soleil de cet été étouffant, et s’éloigner parmi les ajoncs et les herbes sèches, faisant lever des brouillards de sauterelles. Il marchait pesamment, appuyé sur un bâton, s’asseyait pour regarder l’horizon vide comme si quelque secours lui en devait venir. C’était comme de quotidiennes tentatives d’évasion, mais je ne craignais pas qu’il m’abandonnât : ses vieilles jambes le trahissaient vite. J’avais plutôt peur qu’il ne tombât terrassé par la chaleur du jour et, d’aventure, c’était peut-être la mort qu’il tentait ainsi. Il rentrait, pourpre, en sueur, si chancelant que sa vieillesse me faisait pitié, et courbé comme un pauvre vieux paysan sur le bord de la tombe.

À certains moments, ses yeux s’égaraient et il y passait comme de la folie.

Le silence de la Pinède donnait d’ailleurs à la lande un intérêt singulier. Je ne l’avais jamais tant regardée. Elle était, entre l’univers et nous, une frontière infinie d’or et de flamme. Si nue ! si décevante ! si implacable dans l’août violent ! Un désert rôti, au foin poudreux et aride qui crépitait comme des cheveux qu’on grille. La chaleur faisait taire les oiseaux, les grenouillères étaient mortes, l’atmosphère vibrait, mettant en danse les arbustes sans feuilles, tout en épines. À l’horizon, rien qu’une poudre bleue de pastel… Il me sonnait aux oreilles un mot : la puzzta ; le nom des plaines hongroises que je n’avais jamais vues me définissait seul la morne aridité de cette étendue qui ne vivait que par les bondissements métalliques d’une pouillerie d’insectes.

Moi aussi, dans mon angoisse, je me laissais gagner par la folie du soleil. Pourtant, tout là-bas, au couchant, derrière les pins, il y avait la mer, la fraîcheur sans limite de l’eau vivante qui m’attirait comme un dictame. Quelle soudaine inspiration ! Il était singulier que la mer fût là et que je ne m’en fusse encore jamais approché. Si forte, l’obsession de la Pinède, que depuis,