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Page:Octave Béliard Les Petits Hommes de la pinède, 1927.djvu/99

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l’association médicale

des mois je n’en avais pas détourné ma vue vers cette grande chose divine, qui fait tous les hommes de la Terre si lointains et si proches. Devant la mer, il n’y a point de dépaysement et l’on n’est jamais seul. Elle redit une chanson que toute l’humanité entendit. Les peuples en voyage l’ont vue au bout de toutes leurs migrations ; elle a porté les carènes. Et quand on vit un songe étouffant, son visage pérennel vous remet dans la vérité de la vie. Puisque la mer était là, j’étais donc encore de ce monde de tous les hommes, pas dans le factice et l’artificiel.

— Un besoin… dis-je à mon compagnon. Un besoin de respirer… Vous ne vous inquiéterez pas. Je veux pêcher, je veux me baigner, je veux jouer comme un gosse. Les pensées sont trop lourdes, ici. Ce soir je reviendrai.

Je lui tournai le dos pour ne pas entendre ses objections. La jeunesse me prenait, me faisait courir, dans la lande, tout le long du grand mur qui n’en finissait plus, du mur qui était une digue, avec une mer humaine inquiétante derrière. Je fuyais vers l’autre océan, l’Océan connu.

Le mur courait jusqu’à l’extrémité de la terre et tournait brusquement, à la rencontre du flot. Il s’opposait alors comme un môle granitique, à perte de vue, aux chocs multiples des marées. Même aux basses eaux, sa base restait immergée, si bien que ses pierres amoncelées séparaient seules les deux verts abîmes, la mer et la forêt. On eût dit une droite falaise, épaisse, impénétrable, mais taraudée par tant de colères équinoxiales que l’œuvre humaine était redevenue rocher ; les goémons haillonneux s’égouttaient au bas ; plus haut, les moules et les patelles la couvraient comme une vermine ; plus haut encore, les tiges grasses des cristes avaient poussé dans ses crevasses. Le cours d’eau qui arrosait la Pinède traversait cette muraille, assez près de son angle, sous une voûte, basse et mêlait ses eaux douces aux eaux amères avec de grands remous qui faisaient assez loin une traînée limoneuse.

Contenu par la muraille, l’Océan, grignotait en dehors d’elle, les soubassements pierreux de la lande et y creusait de petites anses étroites, sablonneuses, montrant les os de la terre, où, quand les eaux se retiraient deux fois le jour, une foule de bestioles s’abattaient dans des marigots.

Tout le jour, je restai là, heureux et nu, tantôt enveloppé des caresses de l’eau, tantôt poursuivant les crabes agiles ou rêvant, aux cris aigus des goélands ; lavé de mes pensées et retourné aux jeux d’enfance sur les plages. Les Petits Hommes et Dofre et Capdefou étaient comme un conte que l’on m’aurait fait.

Mais le déclin du soleil me remit en mes soucis. Je ne sais quel presentiment désagréable saisit mon âme évadée. Et je rentrai lentement, à regret, comme un écolier en son collège.

Au tournant du château, je m’arrêtai devant un spectacle inattendu. Un cheval, attaché à un piquet, broyait entre ses dents l’herbe sèche. Et sur les lointains de la lande, vers le midi, une caravane s’éloignait. C’était une demi-douzaine de roulottes, flanquées de gens à pied. Spectacle bien inusité dans ce désert où, depuis que j’y étais, personne encore n’avait passé. J’en fus si étonné que je demeurai sur place, jusqu’à ce que là troupe eût disparu. C’est alors que je rejoignis Dofre dans son cabinet où il feignait de lire. Il me sourit. Cela aussi était nouveau, de voir Dofre sourire.

— Vous avez vu ? fit-il avec satisfaction. Capdefou a reçu une visite en votre absence. L’aventure n’est pas commune. Une véritable aubaine.

Il se frottait les mains.

— Une aubaine ?

— Mais oui. De pauvres diables de forains, qui s’en vont je ne sais où, en Espagne, je pense, et qui ont pensé raccourcir leur route en coupant à travers la lande. Une troupe naguère opulente et maintenant dans l’embarras, le chef étant mort. L’entretien des hommes et des animaux coûte cher…

— C’est pour cela qu’il ont abandonné un cheval ?