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TOUCHE À TOUT

chands javanais, les musulmans chinois enrichis dans le commerce des jades, des pierres précieuses, de l’opium ont envoyé leurs subsides.

Les manufactures allemandes, par les chemins de fer turcs, par le chemin de fer de Bagdad, écoulent leurs armes perfectionnées sur le monde musulman, et leurs navires débarquent la contrebande de guerre sur la côte d’Afrique. Le Japon, dont l’industrie est devenue une des premières du monde, fournit des sous-marins et des aéroplanes.

Les armées européennes, mieux instruites et mieux disciplinées, mais obligées de suffire à une guerre de hordes, qui les harcèle aux quatre points cardinaux sur un rayon très étendu, ne peuvent que se battre et mourir. Une guerre ? Non, mille guerres isolées dans des régions diverses, indépendantes, sans possibilité de secours, puisque les mers sont vides, les ports gardés, les communications coupées.

2 octobre. — L’escadre française vient d’être coulée à Bizerte, dans l’espace de quelques heures, par une flottille d’aéroplanes qui l’a littéralement couverte d’obus. Les survivants, échappés à la nage, ont gagné la côte et, à leur atterrissement, ont été massacrés par la population. On ne sait rien de notre armée d’Afrique.

7 octobre. — Le port de Marseille est en émoi. Les courriers d’Afrique ne reviennent plus. On se presse sur les jetées, on y mange, on y campe nuit et jour, guettant sur l’immensité la tache noire d’un navire. Pendant ces derniers jours, la télégraphie sans fil a encore fonctionné, émettant par les ondes de l’air les dépêches les plus incompréhensibles ou les plus terribles, parlant de massacres, de villes prises. Maintenant, c’est, comme partout, le silence.

8 octobre. — On a vu enfin un grand oiseau monter sur l’horizon, accourir en plein ciel. Des jumelles marines se sont braquées sur lui. « Un aéroplane ! un aéroplane ! » Ce mot a monté de la foule anxieuse. L’oiseau grandissait ; on entendait le ronflement du moteur. Il accourait avec une vitesse fantastique ; enfin il s’est abattu sur la Joliette, laissant voir entre ses ailes rigides une face congestionnée, des yeux hagards, une bouche râlante. L’aviateur, haletant, s’est dégagé de son appareil, a prononcé des phases entrecoupées : « Alger aux mains des Arabes… Incendie de toute la ville… Français massacrés… Armée vaincue… » Un vomissement de sang lui a coupé la parole. Le courrier de malheur n’était plus qu’un cadavre !

La vague musulmane a balayé l’Afrique !

Décembre est venu. Le grand tumulte qui couvre les terres musulmanes est arrivé à un unisson. Les hordes se concentrent. Au nom du Prophète, des peuples entiers se rangent sous les étendards verts. Bou-Thaleb, vainqueur, a constitué un grand royaume berbère et, derrière lui, comme jadis derrière Abdérame, une armée immense passe le détroit de Gibraltar, pour se jeter sur les Espagnes. Le 2 décembre, Cordoue a retrouvé ses anciens maîtres et, par les sierras, les Maures se ruent sur l’Europe, dernier refuge des races blanches, l’Europe affamée par la défection de ses colonies, tourmentée par des guerres fratricides, l’Europe où les usines chôment, où les moissons sèchent sur pied. Derrière les Maures, se hâtant vers la curée, se presse l’horrible armée crépue des sauvages d’Afrique. Bou-Thaleb entraîne 2 500 000 hommes, auxquels les armées réunies de France et d’Espagne opposent 1 325 000 soldats. Les Turcs, renforcés par les Persans, et masquant les inépuisables réserves de l’Asie, livrent une sanglante bataille sous les murs de Belgrade, et, malgré la résistance héroïque des peuples des Balkans, un instant unis par le danger commun, passent le Danube au nombre de 1 600 000 hommes, le 5 décembre au soir.

De la Tartarie, du Turkestan, du Caucase, une horde de cavaliers jaunes, couverts de fourrures, s’écoulent avec les vieux cris de guerre des Huns, leurs ancêtres, et l’on suit leur trace aux incendies qui dévorent les villes russes. Mais les temps sont changés depuis les antiques invasions. Ces musulmans ne sont point des barbares : ils traînent des canons et couvrent les mers de colosses d’acier.

Derrière ces guerriers, il y a toujours d’autres guerriers. On pourra vaincre les premiers, combler les fleuves et les vallées de leurs cadavres. Il y en aura toujours ! On sait maintenant que l’Europe est vulnérable. Tous les fauves sont en liberté !

Le 25 décembre, Paris, tout encapuchonné sous les neiges de la Noël, se réveille au fracas de cent tonnerres. Il pleut des shrapnells sur les édifices qui perpétuaient le souvenir des gloires ancestrales. Tout n’est que fumée et décombres, pans de murs qui s’écroulent, cependant que l’incendie tord au vent des aigrettes de flammes.

15 janvier. — Enfin, au bruit lointain des canons qui tonnent sur la Volga, sur le Danube, dans les défilés des Pyrénées, l’Europe s’est ressaisie. En quelques jours, les plénipotentiaires de toutes les nations, réunis à la Haye, dans cette même salle où la question de la paix fut tant de fois agitée, ont juré alliance contre l’ennemi commun et décrété la guerre à outrance. Un gouvernement général de l’Europe s’est institué en permanence pour tout le temps que l’ennemi en foulera le sol. L’ordre de mobiliser, du sud au nord et de l’ouest à l’est, est parti. La vieille terre fait germer des soldats. Dans les campagnes françaises, dans les plaines de l’Allemagne et les montagnes de l’Autriche ; dans les steppes russes, partout en ce moment le tocsin sonne, et pour une fois, à l’unisson. Il n’y a plus de nations jalouses. Comme aux heures d’enthousiasme de 92, mais cette fois dans l’Europe entière, les registres d’enrôlements volontaires sont ouverts et se couvrent de signatures. Des enfants devancent l’âge ; des vieillards cachent le leur, des femmes renient leur sexe. Ce ne sont plus des armées, ce sont les 400 millions d’habitants de l’Europe qui tous, à l’envi, vont offrir leurs poitrines en barrière à l’invasion. L’espoir, la certitude de la victoire flotte en l’air comme un drapeau. Naguère, les Musulmans, défendant leur culte et leurs pays respectifs, écrasaient facilement des poignées de conquérants dispersés sur la surface du globe. Maintenant, tout est changé : ils sont sortis de chez eux, et ce sont eux qui marchent, désunis par les ambitions différentes et sans plan de campagne, contre un grand pays unifié qui se défend. La guerre sainte, c’est nous qui la faisons ! Et dans ce début d’année, clair comme l’aube d’une victoire, les journaux qu’on s’arrache sont pleins d’exaltation et de fièvre. Après… il y aura des ruines à relever : ce sera l’œuvre de l’avenir, et tous les peuples de l’Europe y travailleront ensemble.

OCTAVE BÉLIARD.