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ORIENT CONTRE OCCIDENT
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et des superdreadnoughts obscurcit l’horizon. Autour de ces léviathans de fer et d’acier, une nuée de destroyers, emportés dans une course folle, font jaillir l’écume. C’est la plus formidable armée navale qu’on ait jamais vue. Mais que peut-elle faire, sinon couler des navires turcs et ravager les côtes, alors que, partout à la fois, la puissance britannique est en danger, en Asie, en Afrique et même en Europe ? Car l’Allemagne s’est déclarée pour la Turquie : elle n’a point d’empire musulman à défendre : l’occasion est trop belle d’affaiblir ses deux rivales de terre et de mer, la France et l’Angleterre. Avec elle, la Turquie est presque inviolable. Tandis que l’Anglais disperse son effort sur toutes ses colonies menacées, que la France et l’Italie surveillent l’Afrique du Nord, et que le Tartare donne aux Russes assez d’inquiétudes pour les retenir sur la Caspienne et la mer Noire, la flotte allemande fait une diversion dans la mer du Nord, et les épais bataillons des soldats bavarois et poméraniens attirent en Hollande le gros des armées françaises et anglaises.

Le monde islamique secoue lentement sa torpeur. Pendant tout ce mois d’août, tandis que les Turcs se battent déjà, il apparaît actif et nerveux comme une fourmilière en temps d’orage. Des émissaires du sultan essaiment en secret vers les pays lointains, portent l’ordre de guerre au Maroc, aux confréries dissidentes du désert, au bey de Tunis et au khédive d’Égypte, aux chefs noirs de l’Afrique, aux khans de Tartarie. Des mokkadems chevauchent d’oasis en oasis, passent les mers, parcourent les villes, et le grain de la révolte lève derrière eux.

Sous le soleil ardent des tropiques courent les burnous blancs, étincellent les canons des fusils ; de longues files d’hommes noirs sillonnent les jaunes sables africains, et, sur les hauts plateaux neigeux, les bonnets d’astrakan des Tartares s’agitent au bout des lances. Les Européens perdus dans les masses musulmanes se sentent menacés. Quand les colons de Tunisie et d’Algérie traversent les souks, les conversations s’arrêtent brusquement, les groupes se dispersent avec un murmure indistinct de paroles. Les âniers du Caire, en tendant la main pour recevoir leur salaire, ont un sourire ambigu au coin des lèvres ; et, aux portes des mosquées, les mendiants accroupis qui semblent sommeiller en disant leur chapelet crachent à terre avec dégoût sur le passage des roumis. Quand la voix des muezzins, du haut de tous les minarets de l’Inde, appelle les croyants à la prière, il semble bien que l’invocation soit plus longue que de coutume et que, sur ces milliers de fidèles prostrés et tournés vers la Mecque, tombent des paroles inusitées, des versets belliqueux, des oraisons à double sens. Dans ces pays apparemment soumis, on ne se soulève pas encore, on attend un signal, mais la main-d’œuvre malaise et chinoise fait grève à Singapour, et le 25 août, dans les mines de la Russie méridionale, de petits hommes au teint olivâtre, tout poudrés de charbon ou huilés de naphte, aux paupières obliques, ont égorgé leurs ingénieurs et leurs contremaîtres. On ne sait plus ce qu’est devenue une mission géographique partie depuis plusieurs mois de Londres pour les lacs africains.

Au Nord, au Midi, à l’Est, à l’Ouest, les Hadjis, revenus de la Terre-Sainte et reconnaissables à leurs turbans verts, pérorent sur les places des villes, au seuil des cafés maures, sous la tente des nomades, autour du feu des caravanes campées. On voit se profiler sur les foyers leurs bras sombres couverts de cicatrices fraîches, tandis que les exclamations furieuses des auditeurs répondent à l’aboiement des chacals.


L’appel aux armes. — Le matin, pendant la campagne de Tripolitaine, dans les camps turco-arabes, un guerrier rassemblait les combattants en frappant sur une « tabla », sorte de tambour recouvert d’une peau de bœuf.
Le soir, les bergers allument des feux sur les montagnes, et c’est comme une couronne d’étoiles qui ceint la terre depuis l’Atlas et l’Aurès jusqu’au Caucase et à l’Himalaya. Les rhapsodes chantent l’antique légende d’Antar dans des villages ignorés, là où n’arrive aucun des bruits du monde, et s’interrompent pour clamer des paroles ardentes. Le marchand du Turkestan, de la Perse ou du Cachemire chuchote un bref mot d’ordre en ayant l’air de dérouler ses tapis de prière. Dans la jungle des bords du Gange, la nuit, des hommes se glissent comme des panthères vers des conciliabules secrets. Et