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TOUCHE À TOUT

quand l’aube survient, aux portes des villes, sur les routes chinoises, comme dans les steppes de la Caspienne, à la limite des oasis berbères, dans les ruines de Louqsor ou de Thèbes Hécatompyle, on trouve des cadavres à demi dévorés, dont les yeux vides gardent un effrayant secret ; suivant les régions, on accuse les loups, les tigres ou les hyènes…

25 août. — Depuis ce matin, Alexandrie est en état de siège. Des courriers du Caire, affolés, ont rapporté que la ville est dévorée par l’incendie. On y promène des têtes au bout des piques. À Suez, à Port-Saïd, la dynamite obstinée ouvre des brèches dans les travaux des ports et comble le canal, en plusieurs points, avec des blocs et des pierrailles. À Philœ, les digues du Nil sont coupées ; dans la ruée des eaux qui noient tous le pays et vont battre le pied des monts libyques, renversant les bourgades, arrachant les moissons de cette terre bénie du labour, on voit surgir, dépouillés de leur linceul liquide, les temples branlants qu’on croyait à jamais enfouis. Le Nil majestueux, délivré de ses entraves, roule lugubrement les cadavres des bestiaux et des hommes, et n’est, des cataractes au delta, qu’une vague énorme au-dessus de laquelle, seules, se haussent les œuvres pérennelles des siècles oubliés, les sphinx géants, les pylônes, les obélisques et les pyramides, comme si le temps voulait biffer d’un geste tout ce qu’il écrivit de l’histoire humaine depuis Sésostris et Cléopâtre.

26 août. — Alexandrie même a suivi l’Égypte entière dans sa révolte. Les casernes, les arsenaux, les quartiers étrangers ont sauté. Devant les fellahs couverts de sang, des troupeaux d’Européens que le fer et le feu déciment sur toute la terre d’Égypte, fuient éperdument du côté de la mer, encombrent les ports et les plages, les bras levés vers l’horizon vide, vers l’horizon implacable d’où nul secours ne vient. Les plus favorisés se pendent en grappes aux carènes en partance, se bousculent, s’entretuent, se disputent des embarcations qui font eau, qui n’ont ni gouvernail ni rames, entrent dans la mer. Aujourd’hui, les derniers paquebots, lourds de foule, écrasés sur l’eau qui affleurait leurs bordages, sont partis de Port-Saïd, fuyant ce rivage où la mort rôde. La Méditerranée, bleue et sereine, berce pendant des milles et des milles, des débris flottants, des avirons abandonnés, des canots à la dérive, des barques éventrées. On croit qu’un grand nombre de fugitifs se traînent vers l’autre infini, celui des déserts qui brûlent. Les pistes se jalonnent de corps tombés, la bouche pleine de sable, les mains crispées par un dernier geste de désespérance.

On ne passe plus par la mer Rouge, naguère toute fourmillante de mâts, tout empanachée des fumées des steamers. L’isthme est redevenu un obstacle et Aden est aux mains des Arabes. Le 30 août, les cuirassés anglais de garde devant Djeddah, isolés, perdus, ont sauté. Ce fut, croit-on, un drame épouvantable des soutes. Des musulmans étaient employés aux chaufferies ; héros stoïques et barbares, sacrifiant leurs vies pour le paradis d’Allah, ils ont dû se glisser nuitamment jusqu’aux poudres. De la terre, on a vu monter de monstrueuses colonnes de feu et de fumée, tandis que la mer s’ouvrait comme sous la poussée intérieure d’un volcan. Des aciers tordus, des membres humains dispersés et sanglants ont volé dans un bruit de fin du monde, et ce fut tout. L’aube n’éclaira que des épaves anodines voguant au gré des flots.

À cette explosion, par toute la terre, répondent d’autres explosions, de digues, de casernes, d’arsenaux, de poudrières. Les journaux sont assiégés. Des dépêches contradictoires y paraissent. Pas moyen de s’assurer de leur vérité et de l’étendue des troubles : on ne peut plus sortir d’Europe. Toutes les parties du vaste empire britannique ressemblent aux tronçons d’un serpent coupé qui se tordent vainement pour se rejoindre. L’Angleterre, en effet, a perdu en un jour la possession des détroits. Aden n’est plus : Malacca et Singapour croisent au-dessus de la mer les feux d’une artillerie que dirigent des Malais révoltés. Entre Ceuta et Gibraltar, les vaisseaux qui s’aventurent sont éventrés par les torpilles dormantes. La destruction des escadres s’accomplit partout, systématiquement. Dans les ports de l’Inde et de l’Extrême-Orient — du moins ce sont là des racontars auxquels l’agence Reuter et l’agence Havas donnent créance — des plongeurs nus, exercés par la pêche des perles, se glissent, insoupçonnés, entre deux eaux sous les bâtiments à l’ancre. Ils accrochent aux carènes l’effroyable ventouse de la torpille-crapaud. L’équipage, en fixant vers la haute mer, ne se doute pas qu’il traîne un ennemi attaché au flanc du navire, qui soudain, parmi la sécurité des grands horizons vides, percera, en éclatant, le trou par où la vie s’en va, par où l’eau entre.

Voici quelle est au commencement de septembre la situation de l’Angleterre. Son escadre méditerranéenne est bloquée comme dans un lac, par suite du danger qu’il y a à passer devant Ceuta. Le Maroc, État protégé par la France, est resté, il est vrai, jusqu’ici dans une expectative hésitante, mais les Musulmans ont semé la route de mer d’embûches sournoises. Un dreadnought, coulé dans la passe par une torpille, montre que le détroit est défendu. Au reste, le centre de la guerre est encore sur la Méditerranée et les Anglais y sont les maîtres. Le 2 septembre, la flotte turque a été détruite au combat naval des Dardanelles. L’amiral anglais, qui n’ose s’engager dans le Bosphore pour bombarder Constantinople, accomplit une incessante croisière sur les côtes de Syrie et d’Égypte, avec points d’appui sur Malte et Chypre. Il a couvert d’obus Alexandrie, le 3. Mais la situation n’en est pas moins désespérée, puisque l’état de l’arrière-pays obvie à toute tentative de débarquement. D’un autre côté, les promenades militaires et les manifestations de l’Allemagne sur la mer du Nord, obligeant l’Angleterre à surveiller les abords de la métropole, la paralysent dans ses efforts pour protéger des colonies lointaines. Elle est sans nouvelles de sa grande colonie de l’Inde. Tout commerce naval s’est arrêté comme par enchantement. Les courriers d’Extrême-Orient ne passent que par l’Amérique et n’apprennent que des désastres : villes en révolte, massacres d’étrangers, même à Hong-Kong, même à Canton, et des navires coulés, et des armées en déroute. L’Angleterre, tout compris, n’a pas plus de 725 000 soldats nationaux, dont 270 000 hommes dans la métropole, et le reste dispersé dans le monde entier. Que reste-t-il de ce reste ! Le cabinet de Londres, aux abois, en est réduit à négocier avec l’Allemagne, à des conditions très onéreuses, pour que, la sécurité étant établie en Europe, il puisse envoyer vers l’Inde, par la route du Cap, des hommes et des vaisseaux. La diplomatie est lente. Arrivera-t-on à temps ?

12 septembre. — Enfin on a des renseignements plus précis sur ce qui se passe dans l’intérieur de la grande presqu’île de l’Hindoustan. Un gentleman