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Page:Octave Beliard Le Malacanthrope 1920.djvu/5

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— Évidemment, reprit l’infirme, qui, tout aussitôt, adopta la pose des personnages des anciens romans lorsqu’ils content leur histoire. Vous comprendrez lorsque vous saurez l’origine de mes maux. Mon père était bureaucrate, comme l’avait été son père et son grand-père. Des générations d’hommes lents et sédentaires les avaient précédés. Peu à peu, dans cette race dont je suis l’aboutissant et le dernier rejeton, la nature, qui ne veut rien d’inutile, abolit des organes qui n’étaient que de vains ornements. Déjà, les jambes de mon père étaient courtes et à peu près inaptes à la marche. Moi, je naquis sans membres inférieurs, avec un corps mou comme celui d’une pieuvre, élastique comme du caoutchouc. Le temps n’amena aucun durcissement des os. Je dus marcher symboliquement sur un rond de cuir. On ne laissa pas de me faire donner une excellente éducation, qui paraît à mon langage. J’avais alors des yeux comme ceux de tout le monde, avec cette particularité, voulue par mes ancêtres calligraphes et méticuleux, que j’étais myope plus qu’on ne saurait l’être, obligé pour lire de toucher mon livre du bout de mon nez. Il m’était impossible de voir le visage de mes interlocuteurs ; tout objet placé à un demi-mètre de moi se changeait en vapeurs confuses. L’effort continu que je faisais pour apercevoir les choses éloignées produisit chez moi ce que le même effort produit chez tous les myopes : mes yeux, déjà très ovoïdes, saillirent hors des orbites, comme s’ils tentaient de s’élancer vers l’objet de leur curiosité. Mais c’est ici que ma myopie sortit de l’ordinaire. Avais-je des muscles supplémentaires, inexistants chez les autres hommes ? Faut-il accuser la singulière élasticité de mes tissus ?… Je remarquai qu’après avoir vu ce que je dési-