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Page:Octave Beliard Le Malacanthrope 1920.djvu/6

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rais voir, mes yeux rentraient profondément sous les paupières, comme des jumelles dans leur étui, si bien que je pouvais à volonté les faire saillir ou les faire disparaître. L’anomalie s’accrut par l’usage. Poussé par un désir immodéré d’y voir clair, je projetai mes yeux de plus en plus loin, leurs attaches se distendirent, s’allongèrent… À l’heure actuelle, la fonction viciée remplissant misérablement son rôle de créatrice d’organes, mes globes oculaires, lorsque je les dirige vers la contemplation du monde extérieur, apparaissent à un pied et demi de mon visage, portés par un pédoncule creux de l’aspect le plus horrible. Vous comprenez maintenant, monsieur, ajouta le mendiant, pourquoi je me suis imposé l’obligation d’être aveugle, hors les cas où la solitude me permet de me délasser de cette affreuse nuit, ce qui est rare, car je suis marié. Cela vous étonne, peut-être ? Une mendiante a bien voulu de moi. Chez les pauvres, les considérations qui décident au mariage sont un peu différentes de ce qu’elles sont chez les riches. Une infirmité susceptible d’attirer l’attention des passants est un capital. Épouser un cul-de-jatte, dans notre monde, c’est faire un mariage d’argent. Et je suis un amoureux époux, attentif seulement à cacher à ma compagne une disgrâce qui l’éloignerait de mes bras.