Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/139

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La boutique est vide. Aux murs, des armoires fixes, en acajou ciré, fermées. À droite, une table, où se répètent les échantillons de la vitrine. À gauche, un comptoir, avec des registres. Au fond, une porte ouverte, par où j’entrevois une sorte d’arrière-boutique, encombrée de manteaux de pluie, de sections de câbles, de joints de machines, de socques, d’enveloppes et d’enveloppes de pneus, et toute une famille de chiens, dont quelques-uns, renversés, laissent voir, sous le ventre, une petite plaie ronde, aux lèvres de métal. Tout cela est vieux, usagé, comme on dit.

Désignant les pyramides de la vitrine et de la table, je demande :

— Congo, n’est-ce pas ?

— Oui, fait l’homme simplement, mais avec une expression d’orgueil.

Cette vitrine a l’air inoffensif ; la boutique est d’aspect placide. Pourtant, peu à peu, ces échantillons me fascinent. J’en arrive à ne pouvoir plus détacher mes yeux de ces morceaux de caoutchouc. Pourquoi n’y a-t-il pas d’images explicatives, de photos, dans cette vitrine ?… Mon imagination a vite fait d’y suppléer.

Je songe aux forêts, aux lacs, aux féeries de ce paradis de soleil et de fleurs… Je songe aux nègres puérils, aux nègres charmants, capables des mêmes gentillesses et des mêmes férocités que les enfants. Je me rappelle cette phrase d’un explorateur : « Ils sont jolis et doux comme ces lapins qu’on voit, le soir, au bord des bois, faisant leur toilette, ou jouant parmi les herbes parfumées. » Ce qui, d’ailleurs, ne l’empêchait pas de les tuer… J’en vois montrer en riant leurs dents éclatantes et se poursuivre, s’exalter aux sons de leurs fifres et des tambours profonds. Je vois les bronzes parfaits des corps féminins, et les petits courir, dont le ventre bombe.