Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/214

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tournait. L’Homère et, davantage, le portrait du frère de Rembrandt me poursuivaient… Ce visage si prodigieusement humain, à la fois si dur et si doux, si mélancolique et si obstiné, cette effigie, aux plans si larges et sûrs, plus vivante que la vie, ce front encore tout chaud de la double pensée qui l’anima et qui le modela, et ces yeux où l’on voit tout ce qu’ils ont regardé !… Le génie de Rembrandt est si fort, qu’il en devient douloureux… On ne peut en supporter le premier choc, sans un grand bouleversement. J’avais besoin de me remettre de mon émotion… Je longeai quelque temps les bords du Vivier. Je me promenai sous les arbres de cette place où tout s’apaise, devient doux, silencieux, glissant, comme ces eaux dorées qui la baignent… Et je rentrai dans la ville…

Comme je flânais à travers la rue, j’avisai une petite boutique, devant laquelle de grandes affiches mobiles annonçaient une exposition des œuvres de van Gogh… Je me dis :

— Non… non… pas aujourd’hui… Ce serait une trahison… Je reviendrai demain…

Et, en disant cela, je pénétrai machinalement dans la boutique.

Le soir commençait à venir… Il n’y avait plus personne, qu’un employé qui dormait, la tête appuyée sur une pile de catalogues… Sur les murs gris, une vingtaine de tableaux, peut-être. Au centre de la pièce, une sorte de divan circulaire, d’un rouge affreux, du milieu duquel jaillissait une colonne drapée que terminait un ridicule petit palmier dans un pot de céramique.

Je m’assis, et je regardai… Je regardai longtemps… Je regardais, sans fatigue, intéressé…

Je sentais bien que d’autres tableaux, même parmi ceux qu’on appelle de bons tableaux, m’eussent fait fuir.