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Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/236

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Soir à Dordrecht.


Une fois ou deux, en route, parmi tant de souvenirs, ceux qui m’attendrissaient, ceux aussi qui m’irritaient à force d’amertume, une fois ou deux, m’était revenue en mémoire la dimension extraordinaire des soles où avaient mordu les dents de notre appétit, à Dordt… Comme elle riait, notre jeunesse !…

C’était sur la terrasse d’un hôtel, au bord des eaux, où le soleil jouait, où les navires viraient comme des animaux familiers, où tout l’appareil d’un commerce actif et sonore ne semblait en travail que des préparatifs d’une fête… la nôtre, sans doute.

Gorinchem, le prodige de cette ville en flammes, au soleil couchant, et qui s’était éteinte presque tragiquement, m’avaient fait tout oublier, mais, jusque-là je n’avais été impatient que de retrouver les traces de mon bonheur d’autrefois…

Entre mille images qui fuyaient, j’avais peine à en retenir quelques-unes qui se laissassent préciser… Je sens sur mon épaule le poids et la tiédeur d’une tête, dont l’effort du vent happe les cheveux et leur parfum, mais m’en laisse ma part… Je souris à l’hésitation de deux pieds nus, auxquels il faut une serviette pour oser se poser sur le tapis sordide des chambres d’hôtel. Quelle vertu donnent à la valse de Faust, tout simplement, un clair de lune sur le fleuve et mon cœur content ? Aucun cri de Tristan, aucune plainte de Mélisande ne m’ont causé plus d’émotion que ces trois pauvres violons, où bêlait, si lamentablement, la musique