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BORDS DU RHIN

un exceptionnel phénomène d’amnésie, j’oubliais réellement que j’étais, à l’instant même où il mourait… dans la maison, dans le lit, avec la femme de Balzac !… Comprenez-vous ça ?…

Il eut un sourire amer, un geste presque comique, qui exprimait l’étonnement de « n’avoir pas compris ça », et il continua :

— Au cri de « Monsieur est mort ! », elle s’était levée, d’un bond, et s’était mise à courir dans la chambre, pieds nus, sans savoir, elle aussi, ce qu’elle faisait, et où véritablement elle était… « Mon Dieu !… Mon Dieu ! gémissait-elle… c’est de votre faute !… c’est de votre faute !… » Elle allait d’un fauteuil à l’autre, d’un meuble à l’autre, soulevait et rejetait mes vêtements épars, les siens tombés sur les tapis, culbutait une chaise, se cognait à une table, où l’on n’avait pas enlevé la desserte du dîner… Et les glaces multipliaient son image affolée, de seconde en seconde plus nue… Les coups redoublèrent, plus sourds, la voix appelait plus glapissante : « Madame !… Madame !… Hé ! Madame !… » Je vis qu’elle allait sortir dans cet état de presque complète nudité… Je criai : « Où allez-vous ?… Habillez-vous un peu, au moins. Et puis, calmez-vous ! » Je me levai, l’obligeai à mettre ses bas, à revêtir une sorte de peignoir blanc, très sale, que j’avais trouvé dans le cabinet de toilette… Comme elle voulait sortir encore : « Et tes cheveux ?… voyons… arrange tes cheveux ! » Elle sanglotait, se lamentait : « Ah ! pourquoi l’ai-je suivi ?… Je ne voulais pas… je ne voulais pas… C’est lui… tu le sais bien… Et toi… pourquoi es-tu venu, aujourd’hui ?… C’est de ta faute… Et cette vieille-là ?… Que va-t-elle croire ?… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Et ma fille ?… ma pauvre enfant !… C’est horrible !… Je ne pourrai jamais !… » Pourtant, elle ramena ses che-