Page:Octave Mirbeau - La 628-E8 - Fasquelle 1907.djvu/99

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

d’ignorer jusqu’aux neuf dixièmes des Parisiens illustres qu’ils tutoyaient, et plus des quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auteurs, dont ils citaient, par cœur, des pages entières, en prose libre et en vers libérés…

J’aurais bien voulu m’en aller…

Mais c’étaient nos hôtes, et nous étions définitivement attablés.

À des huîtres, nourries des plus grasses algues de la Zélande, avaient succédé des poissons dont la chair exhalait toute la forte saveur de la mer du Nord ; aux pièces de boucherie ruisselantes de jus, flanquées de pâtes rissolées, toutes sortes de volatiles dorés, craquants, débordant de truffes par tous les bouts ; à des légumes rares, choux maritimes, jets de houblon, qui avaient pompé les plus subtils aromes de la terre et les éthers les plus parfumés des terreaux, des montagnes d’écrevisses, des lacs de crème, des pâtisseries des Mille et une Nuits. Et encore des fruits, qui avaient dû mûrir en paradis, s’ajoutaient à des fromages qui avaient dû pourrir en enfer. Les meursault, les haut-brion, les château-laffitte, les clos-vougeot, les chambolle-musigny, les ruchotte, les romanée dont s’enorgueillit la cave du professeur Albert Robin, des champagnes plus durs que l’acier-nickel, les eaux-de-vie, mieux que centenaires, toutes les liqueurs de la Hollande, tous les tord-boyaux de l’Angleterre et de l’Amérique ne faisaient qu’exciter la verve esthétique et le parisianisme pourtant si exalté de nos hôtes, tandis que, l’abrutissement me gagnant, je ne trouvais même plus la force d’exprimer, pas même la faculté de sentir toute l’horreur que l’art m’inspirait, et Paris, donc… ah ! Paris !

Je ne songeais plus à m’en aller… je ne songeais plus à rien…

Au fond de la petite salle, à la peinture écaillée, aux lambris dévernis,