Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/14

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la pitié envers Rosalie, et par la pitié de l’amour, au lieu de m’exciter contre elle à de vulgaires et méchantes moqueries. Car, pour les âmes hautes, rien n’est plus sacré que les êtres qu’on appelle ridicules. On devrait les respecter et les plaindre comme on respecte les aveugles et comme on plaint les infirmes. Hélas ! Les bossus ne sont-ils pas l’objet des rires de tout le monde ?

Naturellement, lorsqu’ils apprirent mon mariage, mes parents accoururent de leur province, fort troublés. Ils ne le trouvaient pas à leur gré, ayant, paraît-il, rêvé pour moi « un établissement meilleur et conforme à notre situation sociale ». Même, ils m’accablèrent de reproches.

— À ton âge… caissier dans une bonne maison et de l’avenir devant toi… tu vas t’embarrasser d’une petite pimbêche, sotte et laide, et qui n’a pas le sou, comme Rosalie ! Mais c’est de la folie !

À toutes leurs questions, je répondais :

— Je ne sais pas.

Et ils ne pouvaient point me tirer autre chose.

Ah ! les soirées pénibles, et comiques aussi qui, chaque fois, menacèrent de se terminer par une brouille générale, entre tous ces vieux amis, dont l’intérêt crispait les âmes féroces ! Oh ! les discussions aigres, sournoises et colères, où il était attesté, d’une part, que le commerce n’allait pas et que je n’étais pas un aigle, d’autre part qu’on n’avait jamais vu, chez les parents qui mariaient leur fille, une telle ladrerie ! Car les vieux amis, en dépit de toutes les récriminations, persistaient à ne pas vouloir donner de dot à leur fille… mieux que cela, ils entendaient garder le piano, acheté par Rosalie, sur ses petites économies de jeune fille.

— Et comment voulez-vous que je démeuble mon salon ? criait le père.

Et ma mère répliquait :

— Le piano ne vous appartient pas. Il est à Rosalie.

— Rien, ici, n’est à Rosalie.

— Vous n’allez pas dépouiller Rosalie, au moment où elle entre en ménage !

Le père s’obstinait :

— Il n’est pas juste de dire que le piano appartienne à