Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/19

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vite à m’abstraire de sa présence matérielle. Les gens qui habitent près d’une gare s’accoutument rapidement à ne plus entendre les sifflets et les roulements des trains. C’est ce qui m’advint, pour ma femme. Elle avait beau être laide, je ne la voyais plus ; elle avait beau glapir ses reproches éternels, je ne l’entendais plus. À force de volonté, je m’étais créé une vie intérieure si fortement close aux extériorités de la vie, que je vivais comme si Rosalie n’eût pas été là, sans cesse près de moi. Il m’arriva même, habitant la même chambre qu’elle, et couchant dans le même lit, d’oublier totalement que je fusse marié et de reprendre mes rêves d’autrefois…

Croyez aussi que je ne négligeais pas mon esprit. Après le dîner, toujours silencieux de ma part et souvent bruyant de la part de ma femme, nous passions dans une petite pièce qui nous servait de salon. C’est là qu’avait été transporté le piano fameux si disputé lors de notre contrat de mariage. Il y avait aussi, sur la cheminée, une pendule, en bronze doré, qui représentait les Adieux de Marie Stuart, sous un globe ! Ma femme s’installait, devant un petit bureau, en faux bois de rose, où elle faisait ses comptes de la journée ; ou bien elle raccommodait d’ignobles chaussettes et de sales torchons. Moi, je m’étalais sur l’unique fauteuil et, les bras sur les accoudoirs, les jambes écartées, les yeux fixés au plafond, je pensais. Quand je serai arrivé au chapitre de mes idées et opinions, vous verrez tout ce que j’ai détruit, tout ce que j’ai reconstruit.

Quelquefois, ma femme s’irritait de ce silence que troublaient seulement, de temps en temps, les bruits de la rue. Et, tout d’un coup, fermant avec colère son bureau, ou jetant d’un geste rageur son ouvrage dans le panier, elle s’écriait :

— Est-ce une vie ? J’en ai assez à la fin ! Ça m’étouffe ! avoir un mari étalé comme un veau dans un fauteuil et qui ne parle jamais. Mais si tu étais incapable de faire une caresse à une femme, il fallait le dire !

Et comme je ne répondais pas :

— Mais dis donc quelque chose ! n’importe quoi ! ah misérable ! Il n’a même pas l’air de m’entendre ! Et ne jamais sortir… être toujours en prison, comme une criminelle !