Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/31

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nuages bas glissaient, dans le ciel, au-dessus des maisons. Et, sans savoir pourquoi, j’étais triste, triste à mourir…

Je ne veux pas faire un récit détaillé des rapports trop familiers de ma mère avec M. Narcisse. Il serait trop mélancolique pour moi et, peut-être même, gênant pour ceux qui liront ces lignes. On n’aime pas qu’un fils descende trop profondément dans les intimités de ses parents.

La scène que j’ai contée se reproduisit exactement pareille, durant toute une année, trois fois par semaine. Et je finis par comprendre quel était le véritable caractère des visites de M. Narcisse. Je n’en souffris pas trop, et même je n’en souffris pas du tout, car je leur dus une tranquillité relative. En somme, ce fut une trêve dans ma vie. Non seulement je n’eus plus à subir les tracasseries journalières et les incessants reproches de ma mère, mais encore je remarquai qu’elle gagnait en beauté physique, comme elle avait gagné en beauté morale. Ses yeux s’étaient adoucis, sa peau, un peu cendreuse, s’était éclairée et colorée, sa démarche, ses gestes, avaient pris de la souplesse et de la langueur. Ce qui me frappa aussi, c’est qu’elle devenait sentimentale et poétique… Bien des fois je fus étonné de la voir qui regardait les choses avec des yeux mouillés.

Quant à M. Narcisse, il était très bon avec moi et il faisait de son mieux pour me plaire. Naturellement, occupé de ma mère comme il l’était, il n’avait pas le temps de m’instruire sur le latin, mais il m’apportait des livres que je dévorais, et bien qu’ils fussent presque tous d’une grande stupidité, ils développèrent en moi le goût de réfléchir et de penser.

Le dimanche, M. Narcisse dînait chez nous. Sur le désir de ma mère, il m’apprenait à calculer, si bien qu’au bout de peu de temps, surprise de mes aptitudes, elle me confiait en quelque sorte la tenue des livres de la maison. Ah ! ces dimanches, après toute une journée de travail, lorsque, le soir, après dîner, nous étions réunis autour de la table où nous jouions au bog ; où M. Narcisse, qui était très pauvre, n’ayant que son maigre traitement, passait par toutes les transes et par toutes les joies de la perte ou du gain ! Un soir, je me souviens, la guigne s’acharna sur le misérable professeur. Il perdit trois francs, ce qui ne s’était pas encore