Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/38

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dait, avec des supplications si douloureuses, que je pleurais à chaudes larmes, en criant :

— Bijou ! Bijou ! ne meurs pas… Tu me fais trop de peine… Ou si tu meurs, ne me regarde pas ainsi !… Bijou ! Bijou ! mon pauvre Bijou !…

Quand il fut mort, je redevins plus seul que jamais !… Et d’avoir connu l’amitié d’une petite bête, la solitude me fut quelque chose de plus pesant et de plus atroce.

C’est ainsi que je fus amené, peu à peu, par la privation de tout amour, à ne vivre qu’en moi-même, à me créer des figures, des aventures et des paysages purement intérieurs. Toute la journée, dans une petite pièce sombre qui donnait sur une cour noire et sale, occupé à la tenue des livres et à la correspondance commerciale, travaux que je finis par rendre absolument mécaniques, je ne sortais jamais plus, dans la ville ni dans la campagne.

J’en arrivai très vite, et presque sans souffrir, à m’abstraire même des événements quotidiens de la maison, même de mon père, de ma mère, de la vieille femme de ménage, des clients, qui n’étaient plus pour moi que de vagues ombres, projetées sur le carreau de la boutique, ou glissant sur les murs. La conversation de mes parents, le soir, leurs querelles, aiguës et glapissantes, leurs plaintes, leurs conseils et leurs reproches, tout cela n’avait pas plus d’importance, dans ma vie muette et fermée aux bruits extérieurs, que le bourdonnement des mouches, dans l’arrière-boutique où je travaillais, ou que le vent soufflant du dehors, sur les toits de la ville !… Et encore, il m’arrivait, parfois, d’écouter le vent… Il avait des musiques que j’aimais…


J’en ai dit assez, je pense, sur mon adolescence solitaire, rêveuse et triste, pour bien faire comprendre le pauvre être silencieux, ignorant, timide et passionné que j’étais, lorsqu’il fut, un beau soir, décidé par mes parents que j’irais à Paris. Je dis mes parents et ce n’est exact que pour l’un d’eux, car mon père n’approuvait pas ce départ, et il invoquait, à l’appui de sa résistance, des raisons qu’il émettait, du reste, avec l’air de « s’en fiche », si je puis dire :

— Pour un autre, parbleu ! Paris serait la fortune ! Ah !