Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/40

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idée de ce qu’est l’argent »… Elle profita de ce voyage pour renouer connaissance avec ces vieux amis de la famille, les braves merciers du Marais, chez qui le commerce n’allait pas, et dont, plus tard, je devais épouser la fille. Nous fûmes bien accueillis. Chacun se remémora un tas de vieilles choses oubliées et, dans un attendrissement général, il fut convenu que je viendrais, chaque dimanche, dîner en famille, avec ces vieux amis de la famille, que diable !

— Et nous le surveillerons ! Et nous lui apprendrons ce que c’est que l’existence parisienne… Ce sera comme notre enfant… notre deuxième enfant !

Sur leur indication, ma mère me choisit, pour la somme de quinze francs par mois, une chambre, ou plutôt un indicible taudis, dans une ignoble maison meublée de la rue Princesse, une petite rue étroite et sombre, sans cesse encombrée de lourds camions et où jamais l’air ni la lumière n’avaient pénétré. Ma mère dit simplement, après avoir, pour la forme, inspecté la chambre :

— Ça n’est pas très luxueux. Et puis, là, tu es à égale distance de ton bureau et des vieux amis de la famille. Et, surtout, il ne faut pas oublier qu’il y a là, tout près, un omnibus pour les jours de pluie, ce qui est très commode.

Ma chambre donnait à l’extérieur sur une cour aussi noire, aussi humide, mais moins large qu’un puits. Quand on ouvrait l’unique fenêtre, on se heurtait à la fenêtre, en face, où pendaient sur des cordes d’innommables guenilles. À l’intérieur, elle donnait sur un palier puant, suintant, et qui, tout de suite, vous donnait l’idée du crime. Le soir, une petite veilleuse qui brûlait dans un coin, à chaque étage, faisait mouvoir des ombres effarantes.

Pour voisins, j’avais à droite une espèce d’individu sale et rébarbatif qui – je le sus plus tard – vendait dans les rues des plans de Paris, et, je crois, aussi, des images défendues, qu’on appelle des cartes transparentes ; à gauche, j’avais une vieille dame asthmatique, qui réparait des tapisseries… Les locataires des autres étages me semblèrent, dans le même genre, de condition misérable ou de métier louche, appartenant presque tous à cette confrérie extraordinaire, mystérieuse et troublante du camelot ! J’avoue que je ne