Page:Octave Mirbeau Les Mémoires de mon ami 1920.djvu/48

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— Empoignez-moi ce lascar-là, ordonna-t-il. Et surveillez-le !

Le camelot protesta pour la forme :

— Je suis un bon citoyen, moi. Ça ne se passera pas comme ça !

Et il se remit docilement, mais un peu effaré, aux mains de l’agent.

Lorsque le palier fut déblayé, le commissaire referma la porte de la chambre qu’éclairaient deux bougeoirs et une lampe à pétrole. J’étais toujours flanqué de mes deux agents, et le cadavre gisait à mes pieds, sur le plancher où la mare de sang s’élargissait. Le magistrat prit une chaise, s’assit en face de moi, s’épongea le front, souffla. Et, après m’avoir considéré avec attention durant quelques secondes, il dit :

— Voyons ça ! À nous deux, maintenant.

Je n’étais pas ému. Et même, à cette minute tragique, j’avais l’esprit très libre. Je dois avouer aussi que le cadavre ne me terrifiait plus. Il ne me donnait pas d’autre idée que celle d’un vieux meuble brisé, d’un vieux tapis déchiré. Toute ma curiosité allait vers le commissaire, vers sa face ronde et couperosée, où l’alcool avait déposé des couches de bistre, vers sa chaîne de montre qui pendait sur son gros ventre, et vers son pantalon qui, tendu sur ses larges cuisses courtes, faisait aux jarrets ployés, des rides crapuleuses. Pas une seconde je ne songeai qu’il y eût, sous ce visage vulgaire, en ce grotesque exemplaire d’humanité déformée, plus qu’une force sociale, mais la société tout entière, ses droits implacables de juger et de punir !

J’examinais le brave commissaire, et je ne le voyais plus dans la chambre où il était assis devant moi, c’est-à-dire, dans sa fonction sociale ; je le voyais dans sa fonction humaine, c’est-à-dire au petit café où il devait, tous les jours, enluminer sa trogne et vernir ses joues et perdre, de plus en plus, dans la joie de boire, dans le rêve charmant d’être saoul, la cruauté de son métier. Et je l’aimais véritablement d’être un ivrogne, car les ivrognes sont de braves gens.

Tout à coup, le commissaire me demanda :

— Allons, voyons, dites-moi pourquoi vous avez tué cette vieille femme ?