Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/111

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bouffon ?… Et si ce n’était pas bouffon, n’était-ce pas un peu effarant ?

Tout à coup, une réflexion m’emplit de terreur et je songeai :

— Mais si, il me connaît… Une minute lui a suffi, à lui, pour me connaître jusqu’au fond de l’âme… Il me connaît aussi bien qu’il connaît ses chevaux, ses bœufs, ses chiens. Et il abuse de me connaître, et il commet là un véritable acte de chantage… Très rapidement, très clairement, il a démêlé en moi cette faiblesse, en quelque sorte de femme, cette faiblesse qui survit aux désenchantements de ma vie, et que je maudis de ne pouvoir m’en délivrer, et qui fait que, en dépit de mes tares morales, de la corruption de mon esprit, de mes haines curieuses et jalouses, de l’endurcissement de ma sensibilité, je suis capable de me donner tout entier, de me dévouer stupidement à qui m’accorde de l’importance et me parle avec bonté !… Mais alors, si ce diable d’homme lit aussi facilement dans les âmes, même dans les âmes rétractées, compliquées, comme la mienne, s’il a déjà compris qu’au fond je ne sais rien, je ne suis rien… que je ne sais et ne suis quelque chose que par rapport à la stupidité des gens qui m’employèrent sans dignité et que je servis sans vertu… que compte-t-il donc faire de moi ?… Et moi, avec le sentiment déprimant de mon infériorité, que vais-je devenir ici, sous l’empire, sous la domi-