Page:Octave Mirbeau Un gentilhomme 1920.djvu/189

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mique du graisseur, les pas des hommes d’équipe sur le quai, une voix qui s’éloigne, brusquement coupée par la fermeture des portières, la cloche, la machine qui halète, essoufflée par la course — tout cela vous arrive multiplié par le silence, rendu plus net par la nuit. Mais ces bruits nets et pourtant brouillés, proches et pourtant lointains, clairs et pourtant assourdis, n’éveillent pas dans votre esprit l’idée d’un travail, d’une fonction, n’évoquent ni la forme de l’être ni celle de l’objet qui les ont produits. Ainsi de moi, dans mon lit, avec mes souvenirs qui, peu à peu, revenaient, mais vagues, confus, insaisissables. Je les entendais distinctement, et je ne les voyais pas, ou si je les voyais, ce n’étaient que des apparences fugitives de fantômes, des formes évanouies de spectres ; et tout cela grimaçait, tournoyait, incohérent, sans suite, sans liaison, comme dans un cauchemar.

Vers le soir, le docteur, que je n’avais pas vu de la journée, s’assit près de mon lit.

— Allons, allons, dit-il en me tâtant le pouls, tout va bien, et vous en serez quitte pour la peur, mon bon monsieur Fearnell. Je puis vous avouer cela, maintenant que vous êtes sauvé : jamais je ne vis plus beau cas de congestion cérébrale ! non, en vérité, jamais de plus beau cas. Que vous soyez vivant, c’est à ne pas croire. Dites-moi, et la mémoire, revient-elle un peu ?

— Je ne sais pas, répondis-je, découragé…