Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/389

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F’ABR. Nous voilà arrivés où je vous alten- dais. Ce que j’ai dit jusqu’ici n’était fait que pour m’attirer cette question ; c’est tout ce que je désirais. J’aurais une excuse pour vous échapper ; mais, puisque le temps le permet, je veux, pour votre satisfaction et la mienne propre, traiter plus à fond ce sujet. Les hommes qui méditent quelque entreprise doivent d’a- bord s’y disposer par tous les moyens, pour être en état d’agir à la première occasion. Et comine ces dispositions faites avec prudence doivent être ignorées, ils ne peuvent être ac- cusés de négligence si l’occasion ne se présente pas à eux. Si elle arrive enfin, et qu’ils restent dans l’inaction, on juge où que leurs disposi- tions n’étaient pas suffisantes, ou qu’ils n’en ont fait aucune ; et comme, à mon égard, l’oc- casion ne s’est jamais offerte de faire connaitre les dispositions que j’ai préparées pour ramener les armées à leur antique institution, personne ne peut m’accuser de n’avoir rien fait. Il me semble que cette excuse suffirait pour répon- dre à votre reproche. Cos. Oui, si j’étais sûr que l’occasion ne s’est jamais présentée. FABR. Comme, en effet, vous pouvez dou- ter qu’elle se soit offerte à moi ou non, je veux vous entretenir au long, puisque vous avez la bonté de m’entendre, des dispositions pré- paratoires qu’il faut prendre, de l’espèce d’oo- casion qui doit se présenter, des obstacles qui s’opposent au succès de ces dispositions et qui empêchent l’occasion de naitre. Je veux vous expliquer enfin, quoique cela paraisse contra- dictoire, comment cette entreprise est à la fois très-difficile et très-aisée. Cos. Vous ne pouvez rien faire de plus agréable à mes amis et à moi ; et, si vous ne vous fatiguez pas à parler, nous ne nous las- serons pas assurément de vous entendre. Mais comme j’espère que cet entretien sera long, je vous demande la permission de m’aider de leur secours ; nous vous supplions d’avance de per- mettre que nous vous importunions de nos questions ; et si quelquefois nous osons vous interrompre… FABR. Je serai charmé, Cosimo, des ques- tions que vous me ferez, vous et vos jeu- nes amis ; votre jeunesse doit vous donner le goût de l’art militaire et plus de condescen- dance pour mes opinions. Les vieillards à la tête blanchie et au sang glacé, ou n’aiment point à entendre parler guerre, ou sont incorrigibles dans leurs préjugés. Ils s’imaginent que c’est la corruption des temps, et non les mauvaises institutions, qui nous réduisent à l’état où nous sommes. Ainsi, interrogez-moi sans crainte ; je vous le demande, d’abord pour avoir le temps de respirer un peu, puis parce que j’aime rais à ne laisser aucun doute dans votre esprit. Je reviens à ce que vous disicz, qu’à la guerre, qui est mon métier, je n’avais adopté aucun usage des anciens. A cela je réponds que la guerre faite comme métier ne peut être honnê tement exercée par des particuliers, dans au- cun temps ; la guerre doit être seulement le métier des gouvernements, républiques ou royaumes. Jamais un état bien constitué ne per- mit à ses concitoyens ou à ses sujets de l’exer- cer pour eux-mêmes ; et jamais enfin un homme de bien ne l’embrassa comme sa profession par- ticulière. Puis-je en effet regarder comme un homme de bien celui qui se destine à une pro- fession qui l’entraîne, s’il veut qu’elle lui soit constamment utile, à la violence, à la rapine, à la perfidie, et à une foule d’autres vices qui en font nécessairement un malhonnête homme ? Or, dans ce métier, personne, grand ou petit, ne peut échapper à ce danger, puisqu’il ne les nourrit dans la paix ni les uns ni les autres. Pour vivre, ils sont alors forcés d’agir comme s’il n’y avait point de paix, à moins qu’ils ne se soient engraissés pendant la guerre, de ma- nière à ne pas redouter la paix. Certes, ces deux moyens d’exister ne conviennent guère à un homme de bien. De là naissent les vols, les assassinats, les violences de toute espèce, que de semblables soldats se permettent sur leurs amis comme sur leurs ennemis. Leurs chefs, ayant besoin d’éloigner la paix, imaginent mille ruses pour faire durer la guerre, et si la pre- mière arrive enfin, forcés de renoncer à leur solde et à la licence de leurs habitudes, ils lè- vent une bande d’aventuriers et saccagent sans pitié des provinces entières.

Ne vous rappelez-vous pas cette terrible épo- que pour l’Italie où, la fin de la guerre ayant laissé une foule de soldats sans paie, ils se for- mèrent en compagnies et allaient imposant les châteaux et ravageant le pays, sans que rien