Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/412

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occasion, vous jetterait en désordre. Je préfère donc la seconde manœuvre, et il faut que l’habitude et l’exercice apprennent à en surmonter les difficultés.

Je répète, qu’il est de la plus haute importance que tous les soldats sachent connaître leurs rangs et les maintenir sans confusion, soit au milieu de leurs exercices, soit dans une marche forcée, soit en avançant ou reculant, et dans les lieux les plus difficiles. Un soldat bien instruit à cet égard est un soldat expérimenté, quoiqu’il n’ait jamais vu l’ennemi, et on peut l’appeler un vieux soldat. Mais, au contraire, un soldat inhabile à ces exercices, quoiqu’il se soit trouvé à mille combats, doit être regardé comme une recrue. Voilà le moyen de former en bataille un bataillon qui marche sur des rangs étroits ; mais la chose la plus importante, la véritable difficulté, ce qui demande le plus d’études et de pratique, le principal objet enfin de l’attention des anciens, c’est de savoir reformer le bataillon sur-le-champ lorsqu’un accident quelconque, soit le terrain ou l’ennemi, l’a mis en désordre. Pour cet effet, il faut : 1° remplir le bataillon de signes de ralliement ; 2° placer les soldats de façon que les mêmes soient toujours dans les mêmes rangs. Si un soldat, par exemple, a d’abord été au second rang, qu’il y reste toujours, non-seulement dans le même rang, mais à la même place. Les signes de ralliement sont à cet égard fort nécessaires : il faut d’abord que le drapeau ait un caractère assez distinct pour être facilement reconnu au milieu des autres bataillons. Il faut ensuite que le chef de bataillon et les centurions portent des panaches différents les uns des autres, et fort remarquables. Mais ce qu’il importe le plus, c’est de distinguer les décurions : ce point était de si grande conséquence pour les Romains, que chacun de leurs décurions portait son numéro sur le casque ; on les appelait premier[1], second, etc. ; et cela ne leur suffisait pas encore, chaque soldat portait sur son bouclier le numéro de son rang, et de la place qu’il y occupait. Etant ainsi tous bien distingués et habitués à conserver leur place, il est facile, au milieu du plus grand désordre, de reformer sa troupe sur-le-champ. Dès que le drapeau est fixé, les centurions et les décurions peuvent d’un coup d’œil reconnaître leur poste ; et lorsque chacun, en conservant les distances ordinaires, s’est placé à la gauche ou à la droite, le soldat guidé par la pratique et par les signes de ralliement, retrouve son poste en un instant. C’est comme un tonneau que vous rétablissez très-aisément si vous en avez marqué toutes les planches, et qu’il vous est impossible, sans cela, de reconstruire. Toutes ces dispositions sont très-faciles à enseigner dans les exercices, s’apprennent très-vite, et ne s’oublient que difficilement ; car les anciens soldats sont là pour instruire les nouveaux, et tout un peuple en peu de temps deviendrait ainsi très-expérimenté au métier des armes.

Il est très-utile encore de former le bataillon à se tourner en un instant, de façon que les flancs ou la queue deviennent la tête au besoin, et la tête devienne les flancs ou la queue. Rien n’est plus aisé : il suffit que chaque homme se tourne du côté qui lui est commandé, et là est toujours la tête du bataillon. Il faut observer que, lorsqu’on tourne par le flanc, les rangs perdent leurs distances. En faisant volte-face, la différence n’est pas sensible ; mais en tournant par le flanc, les soldats ne sont plus rapprochés, ce qui est un grand vice dans la disposition ordinaire d’un bataillon. Il faut alors que la pratique et leur jugement leur apprennent à se resserrer. Mais ce n’est là qu’un petit inconvénient, qu’ils peuvent eux-mêmes réparer. Ce qui est beaucoup plus important et demande beaucoup plus de pratique, c’est de faire tourner tout un bataillon comme une seule masse solide : il faut, à cet égard, de l’usage et de l’habileté. Si vous voulez, par exemple, tourner sur le flanc gauche, vous faites arrêter ceux qui sont à la gauche, et ralentir le pas au centre, de sorte que la droite ne soit pas obligée de courir ; sans cette précaution, les rangs tombent dans le plus grand désordre.

Il arrive souvent, quand une armée est en marche, que les bataillons qui ne sont point à la tête sont attaqués par les flancs ou par la queue ; et, dans cette conjoncture, un bataillon doit sur-le-champ faire face par le flanc ou par

  1. Primus Pilus.