Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/645

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parent de Borgo di Marradi, et assiégent la for- teresse de Castiglione qui le domine par sa position sur la colline. Instruits de cette expé- dition, les Florentins se décident à secourir Marradi, sans diminuer l’armée qu’ils avaient devant Pise ; ils lèvent de nouvelles troupes d’infanterie et de cavalerie, les envoient de ce côté sous les ordres de Jacques d’Appiano, sci- gneur de Piombino, et du comte Rinuccio de Marciano. Ces troupes s’étant avancées sur la montagne qui domine Marradi, les Vénitiens levèrent le siège de Castiglione et se retirèrent dans Marradi. Les deux armées restèrent en présence pendant quelques jours ; mais le défaut de vivres et d’autres provisions se faisant sentir, et chacun craignant de commencer l’at- taque contre son ennemi dont il ignorait le mau- vais état, prit la résolution de se retirer dans la matinée du lendemain. Les Vénitiens devaient aller du côté de Berzighella et de Faenza, et les Florentins vers Casaglia et Mugello. Le matin du jour suivant chacun se mit en mouve- ment ; on avait déjà commencé à faire partir les bagages. Une femme, que sa vieillesse et sa pauvreté mettaient au-dessus de toute inquié- tude, était sortie par hasard de Marradi pour venir voir des parents qu’elle avait dans l’ar- mée des Florentins ; lorsqu’elle y fut arrivée, elle apprit à leurs généraux la retraite des Vénitiens. Enhardis par cette nouvelle, ces officiers chan- gèrent de résolution, et se mirent à la poursuite de l’ennemi, comme s’ils l’eussent forcé à se re- tirer ; ils firent savoir ensuite à Florence qu’ils avaient repoussé les Vénitiens et obtenu sur cux tous les honneurs de la guerre. Ils ne durent cependant cette victoire qu’au bonheur d’avoir connu les premiers ce qui se passait chez l’en- nemi ; si les Vénitiens l’avaient su avant les Flo- rentins, ils auraient été vainqueurs com :.e eux. CHAPITRE XXIX. Les voies de la douceur sont-elles préférables aux voies de la rigueur pour gouverner la multitude. Pendant que Rome était en proie aux dissen- sions des nobles et du peuple, il survint une guerre ; la république fit alors sortir Quintius et Appius Claudius à la tête de ses armées. Ap- pius, naturellement cruel et dur dans le com- -mandemeut, fut mal obéi de ses soldats, ce qui le contraignit à s’enfuir de sa province, comme s’il eût été vaincu. Quintius sut se faire obeir des siens par sa douceur et son affabilité, et il revint victorieux. Il semblerait de là qu’il vaut mieux gouverner un grand nombre d’hommes réunis avec des manières douces et affectueu- ses, qu’avec hauteur et dureté. Cependant Tacite, suivi en cela par plusieurs autres écri- vains, manifeste une opinion contraire, lors- qu’il dit Pour régir la multitude, on doit > employer la sévérité plutôt que la douceur. » Je crois que pour concilier ces deux senti- ments, il faut examiner si vous avez à gouver- ner des hommes qui soient vos égaux ou vos sujets : s’ils sont vos égaux, vous ne pouvez vous borner aux voies de rigueur, ni à cette sévérité dont parle Tacite. Comme le peuple romain partageait la souveraineté avec la no- blesse, un citoyen revêtu d’une autorité tempo- raire ne pouvait le conduire avec rudesse et du- reté. On a souvent vu ceux des généraux romains qui se faisaient aimer de leurs soldats par la douceur de leur commandement, obte- Dir plus de succès que ceux qui ne leur inspi- roient que de la crainte, à moins que ces der- niers n’eussent d’ailleurs toutes les vertus qui firent pardonner à Manlius Torquatus son excessive sévérité. Quant à celui qui commande à des sujets tels que ceux dont parle Tacite, il doit user de sévérité plutôt que de douceur, pour prévenir l’insolence, et les empêcher de fouler aux pieds une autorité trop debonnaire ; mais cette sévérité elle même doit être tempérée de manière à éviter d’exciter la haine ; car un prince ne gagne jamais rien à se faire hair. Pour ne point faire naître cette haine, il doit respec- ter les propriétés de ses sujets ; je ne dis pas leur sang, car jamais un prince auquel une cupidité féroce ne conseille pas le meurtre ne désire verser le sang, à moins d’y être contraint, et cette nécessité se présente rarement ; mais l’envie de le répandre et les prétextes pour le faire ne lui manquent jamais quand le goût et l’espoir de la rapine le dominent ; nous l’avons amplement démontré dans un de nos discours sur ce sujet. Ainsi Quintius est plus digne d’é- loges qu’Appius, et l’opinion de Tacite ne peut être admise qu’en la resserrant dans de justes bornes, et en évitant d’en faire, comme Appius, une fausse application.