Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/656

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présenta à son peuple qu’il y aurait de l’impiété à se saisir d’un pareil présent. Il renvoya donc, du consentement général, les ambassadeurs avec tout ce qui leur appartenait[1]. L’historien s’exprime ainsi à ce sujet ; « Timasithée remplit d’un respect religieux la multitude, qui imite toujours l’exemple de ceux qui la gouvernent. » Laurent de Médicis vient à l’appui de cette pensée en disant :

« Les peuples fixent toujours les yeux sur leurs chefs : l’exemple de ceux qui sont à leur tête est une loi pour eux[2]. »


CHAPITRE XXX.
Qu’un citoyen qui vont être utile à sa république par quelque action particulière doit d’abord imposer silence à l’envie. Moyen de défendre une ville à l’approche d’un ennemi qui la menace.

Le sénat apprenant que toute l’Etrurie avait fait de nouvelles levées de troupes pour venir attaquer Rome, et que les Latins ainsi que les Herniques, anciens alliés des Romains, s’étaient ligués avec les Volsques, ennemis implacables de la république, jugea cette guerre très-dangereuse. Camille, qui se trouvait tribun consulaire, pensa qu’il n’était pas nécessaire de créer un dictateur si ses collègues voulaient lui céder la principale autorité. Les autres tribuns y consentirent volontiers, « persuadés, dit Tite-Live, que leur dignité ne perdait rien de ce qu’ils ajoutaient à celle de Camille. » Celui-ci, se hâtant de profiter de leur déférence, fit aussitôt mettre sur pied trois armées. Il voulut marcher lui-même avec la première contre les Étrusques ; il mit à la tête de la seconde Quintus Servilius, avec ordre de rester aux environs de Rome pour s’opposer aux Latins et aux Herniques, s’ils tentaient quelques mouvements ; Lucius Quintius eut le commandement de la troisième, destinée à garder la ville et à en défendre les portes à tout événement, ainsi qu’à protéger le sénat. Camille chargea en outre Horatius, l’un de ses collègues, de faire des provisions d’armes, de blé, et de tout ce dont on a besoin en temps de guerre. Il confia à Cornélius, qui était aussi tribun consulaire, le soin de présider le sénat et les assemblées du peuple, afin qu’il pût proposer les partis à prendre, selon les circonstances du moment. C’est ainsi que le salut de la patrie rendait alors ces tribuns également disposés à commander et à obéir.

On voit ici ce que fait un homme de bien habile et sage qui a de l’expérience, et de quelle utilité il peut être à ses concitoyens, quand sa bonté et ses vertus ont fait taire l’envie, qui empêche souvent les hommes d’être utiles en les privant de l’autorité nécessaire dans les occasions importantes. L’envie s’éteint de deux manières : d’abord, par les grands dangers ; chacun tremblant alors pour soi oublie toute ambition, et court se ranger sous les drapeaux du grand homme dont il espère son salut : ce fut ce qui arriva à Camille. Après avoir donné tant de preuves de son mérite éminent, avoir été honoré trois fois de la dictature, s’être montré, dans l’exercice de cette dignité, ami du bien public et non de son intérêt personnel, il avait enfin réussi à n’inspirer plus aucune inquiétude sur son élévation ; sa gloire était telle que l’on ne rougissait point de lui être inférieur. La réflexion de Tite-Live rapportée ci-dessus est donc très-judicieuse.

L’envie cesse de la seconde manière, lorsque la violence ou une mort naturelle enlèvent les hommes qui ont toujours été vos concurrents et vos rivaux de gloire et de réputation, et qui en vous voyant au-dessus d’eux ne pouvaient ni demeurer en repos, ni le supporter. Si de pareils hommes vivent dans une cité corrompue où l’éducation n’ait pu tempérer par quelques vertus leurs vicieuses inclinations, il sera impossible que rien les arrête. Ils consentiront à la ruine de leur patrie pour parvenir à leur but, et satisfaire leurs vœux criminels : de tel les passions ne peuvent être étouffées que dans le sang de ceux qui les éprouvent. Lorsque la mort en délivre naturellement un homme vertueux, il doit s’applaudir d’un bonheur qui lui permet d’acquérir une gloire irréprochable, et de développer son mérite sans obstacles et sans périls ; mais s’il n’en est pas délivré ainsi, il doit chercher à l’être par tous les moyens possibles, et à s’affranchir de cette difficulté, avant de former aucune entreprise.

  1. Liperi est une île au nord de la Sicile, et qui en est pour ainsi dire une annexe.
  2. E quel che fa il vignor, fanno poi molti.
    Che nel signor son tutti gli occhi volti.