Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/678

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qu’à un homme habile, les maux qui pourraient en provenir se guérissent promptement ; mais quand, pour ne les avoir pas prévus, on les laisse croître au point que tout le monde les aperçoit, il n’y a plus de remède.

Aussi, les Romains, prévoyant de loin les inconvénients, y paraient aussitôt, et ils ne les laissèrent jamais empirer pour éviter une guerre. Ils savaient que la guerre ne s’évite pas, mais que c’est toujours au grand avantage de l’ennemi qu’on la différe. D’après ces principes, ils voulurent la faire, et contre Philippe, et contre Antiochus en Grèce, pour n’avoir pas à se défendre eux-mêmes contre ces princes en Italie. Ils pouvaient alors sans contredit l’éviter contre tous les deux ; ils ne le voulurent pas ; et ils ne trou- vèrent pas convenable de mettre en pratique cette maxime des sages de nos jours, qui con- siste à attendre du bénéfice du temps. Ils ne fi- rent usage que de leur courage et de leur pru- dence ; en effet, le temps chasse tout devant lui, et il peut amener le bien comme le mal, et le mal comme le bien. Mais revenons à la France, et examinons si elle a suivi en rien les principes que nous ve- nons d’exposer. Je ne parlerai point de Char- les VIII, mais bien de Louis XII, comme du prince qui, ayant dominé plus longtemps en Italie, nous a mieux laissé suivre et connaître sa marche, et vous verrez qu’il a fait le con- traire de tout ce qu’il fallait pour conserver un état si différent du sien. Louis fut appelé en Italie par l’ambition des Vénitiens qui voulaient se servir de lui pour s’emparer de la moitié de la Lombardie. Je ne veux pas blåmer cette entrée du roi en Italie, et le parti qu’il prit alors. Voulant commencer à y mettre le pied, n’y ayant point d’amis, l’inconduite de son prédécesseur Charles lui ayant même fermé toutes les portes, il fut forcé de profiter de l’alliance qui se présentait, et son entreprise lui eût réussi s’il n’avait pas commis de fautes dans le reste de sa conduite. Ce roi recouvre bientôt la Lombardie, et avec elle, la réputation que Charles avait perdue. Gènes se soumet, les Florentins obtiennent son amitié, et tous s’empressent à la lui demander : le marquis de Mantoue, le duc de Ferrare, les Bentivogli la comtesse de Forli, les sei-

  • Seigneurs de Bologne,

gneurs de Faenza, Pesaro, Rimini, Camerino, Piombino, ceux de Lucques, de Pise, de Sienne, etc. C’est alors que les Vénitiens pu- rent s’apercevoir de l’imprudente témérité du parti qu’ils avaient pris, eux qui, pour acqué- rir deux places en Lombardie, faisaient le roi de France maitre des deux tiers de l’Italie. Avec quelle facilité le roi, s’il eût su ob- server les règles ci-dessus indiquées, pouvait se maintenir puissant en Italie, conserver et dé- fendre tous ses amis ? Ceux-ci, en trop grand nombre pour n’être pas faibles, redoutaient l’église et les Vénitiens, et étaient obligés par intérêt de s’attacher à lui : par leur secours il pouvait facilement se fortifier contre tout ce qui pouvait rester de puissances dangereuses. Mais il ne fut pas plutôt à Milan qu’il suivit une marche toute contraire : il donna du sc- cours au pape Alexandre pour envahir la Ro- magne. Il ne s’aperçut pas qu’en prenant ce parti il s’affaiblissait lui-même ; qu’il se privait d’amis qui s’étaient jetés dans ses bras ; qu’il agrandissait l’Église en ajoutant au spirituel, qui donne tant de force à la puissance romaine, le temporel d’un état si considérable. Cette première faute commise, il fut contraint de la poursuivre, jusqu’à ce que, pour mettre des bornes à l’ambition de ce même Alexandre, et pour qu’il ne s’emparât pas de la Toscane, il fut obligé de revenir en Italic. Non content d’avoir agrandi l’Église, de s’ê- tre privé de ses alliés naturels, désirant s’em- parer du royaume de Naples, il fait la folie de le partager avec le roi d’Espagne. Il était seul arbitre de l’Italie, il s’y donne un rival, un concurrent auquel les mécontents et les ambi- tieux puissent avoir recours ; et, tandis qu’il eût pu laisser dans ce royaume un roi qui eût été son tributaire, il en chasse celui-ci, pour en placer un autre assez puissant pour le chasser lui-même !

Rien n’est si ordinaire et si naturel que le désir d’acquérir, et quand les hommes peuvent le satisfaire, ils en sont plutôt loués que blå- més. Mais quand ils n’ont que la volonté sans avoir la faculté d’acquérir, là pour eux le blame suit l’erreur. Si le roi de France, avec ses pro- pres forces, pouvait attaquer le royaume de Naples, il devait le faire ; mais s’il ne le pouvait pas, il ne devait pas le partager ; et si le