Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/686

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devait s’attacher ou perdre, les fondements qu’il avait su jeter en peu de temps étaient si solides, que s’il n’eût pas eu ces deux armées ennemies, ou qu’il eût été bien portant, il eût surmonté toutes les autres difficultés. La preuve que ces fondements étaient bons, c’est que la Romagne lui fut fidèle et l’attendit pendant plus d’un mois, où il fut, quoiqu’à demi-mort, en sûreté à Rome ; et, quoique les Baglioni, les Vitelli et les Orsini s’y fussent rendus, ils n’osèrent pas le poursuivre. Il par- vint sinon à faire élire celui qu’il voulait pour pape, du moins à empêcher qu’on n’élùt celui qu’il voulait écarter. Si dans le temps où Alexandre mourut il n’eût pas été malade, tout lui eût été facile. Il me dit, le jour où Jules II fut nommé : qu’il avait pensé à tous les obsta- cles qui pouvaient naitre à la mort de son père et qu’il y avait remédié ; mais qu’il n’avait pas prévu qu’à sa mort, il serait lui-même en dan- ger de mourir. En rassemblant toutes ces actions du duc, je ne saurais lui reprocher d’avoir manqué à rien ; et il me paraît qu’il mérite qu’on le pro- pose, comme je l’ai fait, pour modèle à tous ceux qui, par fortune ou par les armes d’au- trui, sont arrivés à la souveraineté avec de grandes vues et de plus grands projets. Sa con- duite ne pouvait être différente ; la seule chose qui s’opposa à ses desseins fut la mort trop prompte d’Alexandre et la maladie dont lui- même fut attaqué. Quiconque donc juge néces- saire dans une principauté nouvelle de s’assu- rer de ses ennemis, de se faire des amis, de vaincre ou par force ou par ruse, de se faire aimer et craindre des peuples, suivre et respec- ter par le soldat, de détruire tous ceux qui peuvent ou doivent lui nuire, de créer des lois nouvelles pour les substituer à d’anciennes, d’être à la fois sévère et reconnaissant, magna- nime et libéral, de se défaire d’une milice à la- quelle on ne peut se fier et de s’en former une nouvelle, de se conserver tellement l’amitié des princes et des rois qu’ils aiment à vous faire du bien et qu’ils redoutent de vous avoir pour ennemi : celui-là, dis-je, ne peut pas trouver des exemples plus récents que ceux que présente Borgia.

Seulement on peut le reprendre quant à l’é- lection de Jules II au pontificat. Il ne pouvait pas, comme nous l’avons déjà dit, faire nom- mer un homme comme il l’eût voulu, mais il pouvait du moins donner l’exclusion à un autre : or, il ne devait jamais consentir à l’exaltation de l’un des cardinaux auxquels il avait nui, et qui, devenus pontifes, auraient eu à le redouter ; car les hommes nous offensent ou par haine, ou par crainte. Ceux qu’il avait offensés étaient entre autres Saint-Pierre-aux-Liens, Colonne, Saint-Georges, Ascagne. Tous les autres ve- nant à être élus, avaient à le craindre, excepté celui de Rouen et les Espagnols : ces derniers te naient à lui par des liens de parenté et des ser- vices, et le cardinal d’Amboise soutenu par la France, était trop puissant pour le crain- dre. Le duc devait donc d’abord essayer de faire nommer un Espagnol, et ne pouvant y réussir, il fallait qu’il consentit à la nomination de l’ar- chevêque de Rouen, et jamais à celle de Saint- Pierre-aux-Liens. C’est une erreur de croire que chez les grands personnages les services nouveaux fassent oublier les anciennes offen- ses. Le duc commit donc une faute lors de cette élection, et fut lui-même la cause de son en- tière ruine. CHAPITRE VIII. De ceux qui, par des crimes, sont arrivés à la souverainetó. Comme on peut parvenir à la souveraineté de deux manières, sans que ce soit en tout l’effet de la fortune, ou du mérite et de l’habileté, je crois devoir en parler ici. L’examen de l’un de ces moyens serait cependant bien mieux placé à l’article des républiques. De ces deux voies, on suit la première en parvenant ou s’élevant à la souveraineté par quelque scelératesse ; et la seconde, quand un simple particulier est porté par ses concitoyens au rang de prince de son pays.

Je vais citer deux exemples du premier moyen, l’un ancien, et l’autre moderne ; sans les approfondir autrement ou les apprécier, ils suffiront à qui se trouverait dans la nécessité de les imiter. Agathocle, Sicilien, simple parti- culier, sorti même de l’état le plus infime et le plus bas, s’éleva au trône de Syracuse. Fils d’un potier de terre, il marqua par des crimes tous