Page:Oeuvres complètes de N. Macchiavelli, avec une notice biographique par J. A. C. Buchon.djvu/706

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Cette politique est toujours la ressource de la faiblesse, et un prince puissant ne souffrira jamais de telles divisions, qui ont sans doute moins d’inconvénients en temps de paix, où elles lui donnent le moyen de distraire les su- jets de toute idée de rébellion, mais qui, en temps de guerre, mettent à nu l’impuissance de l’état, qui n’a pas craint d’y avoir recours, C’est en surmontant les obstacles que les princes s’agrandissent ; et la fortune n’a pas de meilleur moyen pour élever un prince nou- veau, que de lui susciter des ennemis et de lui faire éprouver des difficultés, qui irritent son génie, exercent son courage et lui servent comme autant d’échelons pour parvenir à un haut degré de puissance. Aussi, plusieurs pen- sent-ils qu’il est quelquefois bon à un prince de se faire des ennemis, qui, le forçant à sortir d’un repos dangereux, lui attirent l’estime et l’admiration de ses sujets, tant rebelles que fidèles.

Les princes, et surtout les princes nouveaux, ont souvent trouvé plus de zèle et de fidélité dans ceux de leurs sujets qui, au commence- ment de leur règne, leur étaient suspects, qu’en ceux sur qui, à cette époque, ils croyaient pouvoir se reposer avec confiance : Pandolphe Petrucci, prince de Sienne, employait moins volontiers ceux-ci que les autres. Mais il est difficile d’établir des règles générales sur un objet qui varie selon les circonstances. Je re- marquerai seulement que, si les hommes que le prince avait pour ennemis dans les premiers temps de son règne ont besoin de sa protec- tion et de son appui, il pourra les gagner ai- sément, et que ses nouveaux partisans lui seront d’autant plus fidèles, qu’ils voudront effacer par leurs services les préventions défavorables que leur conduite passée avait fait naître, Ceux au contraire qui ne se sont jamais trouvés en opposition d’intérêts avec le prince le servent avec cette mollesse et cette négligence que produit la sécurité.

Mais, puisque mon sujet m’y conduit naturel- lement, je remarquerai que ceux qui sont par- venus par la faveur du peuple doivent recher- cher la cause et les motifs de cette bienveil- lance. Si c’est en haine du gouvernement ancien, plus que par l’intérêt qu’inspire le prince, il lui sera mal aisé de se maintenir dans l’af-fection de ses sujets, par la difficulté de les contenter.

Il suffit de jeter les yeux sur l’histoire, soit ancienne, soit moderne, pour se convaincre qu’il est plus facile de gagner l’amitié de ceux qui supportaient sans peine l’ancien gouvertc- ment, quoique cependant ils fussent ses enne- mis, que de ceux qui ne l’ont aidé à se rendre maître de l’état, que par suite de leur carac. tère difficile et remuant, qui ne leur permet- tait pas de tolérer les abus de l’administration passée. Les princes font construire des forteresses pour se maintenir plus facilement dans leurs élats souvent menacés par les ennemis du de- dans, et pour pouvoir soutenir les premiers efforts d’une révolte. Cette méthode est très- ancienne et me parait bonne ; cependant on a vu de nos jours Nicolas Vitelli faire démolir deux forteresses de Città di Castello, pour la sûreté de cet état. Gui d’Ubaldo, duc d’Ur- bin, ayant recouvré son duché d’où César Borgia l’avait chassé, en fit raser toutes les forteresses, pour s’y maintenir plus facile- ment. Les Bentivogli en firent autant à Bo- logne, lorsque cet état rentra sous leur domination.

Les forteresses sont donc utiles ou inutiles, selon les circonstances ; et, si d’un côté elles servent, elles nuisent de l’autre. Ainsi, un prince qui craint plus ses sujets que les étran- gers doit fortifier ses villes ; dans le cas con- traire, il doit s’en passer. Le château que François Sforce fit construire à Milan a plus nui et nuira plus à cette maison, qu’aucun des désordres sous lequel a gémi ce duché, Il n’y a pas de meilleure forteresse que l’af- fection du peuple, parce qu’un prince hat de ses sujets doit s’attendre à voir l’ennemi du dehors courir à leur secours, dès qu’il les verra courir aux armes. On ne voit pas que les for- tifications aient servi aux princes de notre temps, si ce n’est peut-être à la comtesse de Forli, qui, après la mort de son époux, le comte Jérôme, se vit par ce moyen en mesure d’attendre les secours que lui envoyait l’état de Milan, et de recouvrer le sien ; encore même fut-elle bien servie par les circonstances qui ne permettaient pas à ses sujets d’être secourus par les étrangers. Mais, ayant été depuis atta-