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Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/123

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d’enfance, et sa perte sera bien longtemps ressentie par moi. En tout cas, si je vivais à sa place, le monde n’aurait pas gagné au change, car Pierre était un artiste d’un incomparable talent, et moi je ne serai jamais qu’un inutile.

En prononçant ces paroles, d’un ton saccadé et fébrile, la pâleur de Jacques s’était accentuée. Ses jeux se cernèrent et son visage, soudainement, se contracta jusqu’à faire saillir ses pommettes et ses dents. Il fut pris d’une sorte de tremblement, comme s’il avait la fièvre. Il mordit ses lèvres blêmes, et s’efforça de sourire. Mais, pendant une minute, ainsi que dans une funèbre vision, il offrit à ses amis, au lieu de l’apparence d’un être bien portant et joyeux, l’image macabre d’un agonisant.

Au bout d’un instant, le sang remonta aux joues, le regard se réveilla, la bouche sourit, et Jacques redevint ce qu’il était à son entrée : brillant et superbe. Il sembla vouloir se soustraire à une impression pénible, et, faisant quelques pas, il s’écria avec une gaieté un peu forcée :

— Quelle adorable soirée, et bien faite pour le plaisir ! Au dehors tout est bruit et joie, et ici tout est charme et séduction.

Comme il achevait de parler, un domino blanc, se détachant d’un groupe, s’approcha de lui et d’une voix déguisée :

— Charme et séduction ? Voyons un peu si tes actes seront d’accord avec tes paroles.

Par les trous de son masque, le domino attacha, sur Jacques, un regard étincelant. Le jeune homme sentit un bras souple se glisser sous le sien. Il ne résista pas, et, gaiement :

— Tu es en veine d’expériences, ma belle ? demanda-t-il. Eh bien ! charme-moi et je te séduirai. L’un ne sera, sans doute, pas plus difficile que l’autre.