Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/147

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salle du théâtre, pendant la nuit du veglione, il entendit les bruits de la foule, le piétinement des danseurs et la symphonie de l’orchestre. Le tableau tout entier de la soirée de carnaval s’évoqua, et, parmi les groupes, il aperçut le domino blanc. Il souriait, voluptueux, sous la barbe de dentelle de son masque, et ses yeux luisaient, comme des diamants, par les ouvertures du satin. L’odeur subtile et pénétrante qui émanait de son corps souple, enveloppa Jacques, et il eut, en ce lieu désert, la sensation tellement vive de la proximité de cette tentatrice qu’il tendit vaguement les bras. Il rompit le charme du mirage et se vit seul.

Un sourd mécontentement s’empara de lui, à la pensée qu’il était hanté victorieusement par le souvenir de Clémence, qu’elle s’imposât à lui, et qu’il ne pouvait s’abandonner un instant, sans être à la merci de l’ensorceleuse.

Elle le lui avait dit : «Que tu le veuilles ou non.» Et il avait beau ne pas vouloir, il sentait qu’elle l’enlaçait, triomphante et perfide, maîtresse de sa pensée, de ses sens, et tyrannique souveraine de sa volonté. Il raisonna sa sensation et se demanda pourquoi il y résistait. Quelle répugnance instinctive était en lui, ou plutôt quelle crainte ? Cette femme lui faisait peur. Il la savait dangereuse. Tous ceux qui l’avaient approchée, avaient souffert par elle. La ruine, le déshonneur ou la mort, voilà quels étaient ses présents â ceux par qui elle se faisait aimer. Et sa haine était encore plus redoutable que son amour. Et cependant si belle, avec ses lèvres rouges, ses yeux de velours et sa taille divine. Que pouvait-il craindre ? N’était-il pas l’amant choisi par elle ?

Le souvenir de Pierre lui revint. Ne l’avait-elle pas adoré aussi, le grand artiste ? Et la satiété prompte, le goût du changement, le dévergondage invincible, qui lui rendaient la fidélité odieuse, ne l’avaient-ils pas poussée à la trahison ? Il