Page:Ohnet - L’Âme de Pierre, Ollendorff, 1890.djvu/230

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amants de la femme qui est à moi…. Oui, vous, Nuño, qui avez été trompé et qui avez pris votre revanche en trompant vos successeurs ; vous, Burat, qui avez plaidé les procès difficiles contre les fournisseurs récalcitrants ; vous, Trésorier, qui avez fait fructifier, par des placements avantageux, les sommes que Berneville et Patrizzi donnaient…. Et toi, Duverney, loustic qui déridais la belle aux heures noires ; vous enfin, Faucigny, le dernier favorisé. Eh bien ! mes amis, croyez-vous que je sois dans mon bon sens et que j’aie de la clairvoyance ?

Il s’était levé tout droit. Une mousse légère frangeait ses lèvres, ses mains tremblaient, et il s’efforçait de rire. Il balança sa coupe pleine de vin de Champagne et dit :— Je suis votre hôte… Je bois à vous, amants de ma maîtresse !… Et je bois à celui qui manque, à l’absent… à Pierre Laurier !

Il leva son verre à la hauteur de sa bouche, mais il ne but pas. Son regard, tourné du côté de la terrasse, était devenu fixe et épouvanté. Il poussa un cri rauque et recula d’un pas. Il avait aperçu celui qu’il évoquait, Pierre Laurier montant avec Davidoff les marches du perron. Pendant qu’il s’avançait, il le dévorait des yeux, plein de stupeur, haletant, la sueur au front.

Quand les deux hommes s’arrêtèrent sur le seuil, il fit un geste fou, ainsi que pour écarter une vision terrifiante ; il porta la main à son cou, comme s’il étouffait, puis d’une voix creuse :

— Pierre, dit-il, que viens-tu chercher ici ? Tu sais bien qu’il n’y a pas place pour nous deux, sur la terre !… Si tu vis, je dois mourir !

— Jacques ! cria Laurier, en s’approchant les mains tendues.