Page:Opere varie (Manzoni).djvu/303

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si l’on croit avoir assez des données pour le faire; mais bien certainement un point dont il n’y a pas de conséquences à tirer contre le système historique que Shakespeare a suivi: car ce n’est pas la violation de la règle qui l’a entrainé à ce mélange du grave et du burlesque, du touchant et du bas; c’est qu’il avait observé ce mélange dans la réalité, et qu’il voulait rendre la forte impression qu’il en avait reçue.

Jusqu’ici je me suis efforcé de prouver que le système historique non seulement n’est pas sujet aux inconvéniens que vous lui attribuez, en ce qui concerne l’unité d’action et la fixité des caractères; mais qu’il offre, sous ces rapports, les moyens les plus aisés et les plus sûrs d’approcher de la perfection de l’art. Du reste, quand je n’aurais pas réussi, quand il serait bien démontré que ces inconvéniens sont réels, la condamnation du système ne s’ensuivrait pas encore. Il faudrait auparavant les comparer, à ceux qui naissent de l’observance de la règle, et choisir le système qui en offre le moins; car on ne saurait, penser que le système des deux unités soit sans inconvéniens, et qu’une règle, qui impose à l’art qui imite des conditions qui ne sont pas dans la nature que l’on veut imiter, aplanisso d’elle-même toutes les difficultés de l’imitation.

Sans prétendre examiner à fond l’influence que les deux unités ont exercé sur la poésie dramatique, qu’il me soit permis d’examiner quelques-uns de leurs effets qui me semblent défavorables; et, pour m’éloigner le moins possible du point de vue que vous avez choisi, je noterai de préférence ceux qui me paraissent résulter du plan que vous avez proposé pour le sujet de Carmagnola. Vous ne verrez, je l’espère , dans le choix de ce texte, ni une intention hostile, ni une misérable représaille. Je voudrais être aussi sûr que cette lettre ne sera pas ennuyeuse, que je le suis d’avoir été déterminé à l’écrire par un sentiment d’estime pour vous, et de respect pour ce qui me parait la vérité. Si les règles factices n’induisaient en erreur que des esprits faux et dépourvus du sens du beau, on pourrait les laisser faire et s’épargner la peine de les combattre: ce sont les mauvais effets de leur tyrannie sur les grands poëtes et sur les critiques judicieux qu’il importerait de constater, pour les prévenir; je transcris donc la partie de votre article que j’ai ici en vue: " Supposons, maintenant, qu’un auteur asservi aux, règles, eût eu ce sujet à traiter. Il eût d’abord rejeté dans l’Avant-scène, et l’election de Carmagnola au généralat vénitien, et la bataille de Maclodio, et la déroute de la flotte, et l’affaire de Crémone. Tout cela est antérieur à l’action proprement dite, et un récit pouvait l’exposer parfaitement. La pièce eût commencé au moment où le comte, rappelé par le sénat, est attendu à Venise. Le premier acte eût peint les alarmes de sa famille, excitées par les bruits qui circulent sur les intentions perfides du sénat. Mais bientôt l’arrivée du comte, et sa réception triomphale changent les craintes en joie, et l’acte finit au moment où il se rend au conseil pour délibérer sur la paix. Ainsi la pièce était aussi avancée à la fin du premier acte qu’elle l’est chez M. Manzoni à la fin du quatrième; et l’auteur, pour fornir sa carrière, se trouvait comme forcé de créer une action, un noeud, des péripéties, de mettre en jeu les passions, d’exciter la terreur et la pitié. Mais quelles ressources n’avait-il pas pour cela? Et les révélations de Marco, et les intrigues du duc de Milan, et les divisions dans le sénat, et les mécontentemens populaires, et le pouvoir du comte sur l’armée, et enfin tout le trouble et tous les dangers d’une république qui a conflé sa défense à des troupes mercenaires. Ce grand tableau est à peine ébauché dans la pièce de M. Manzoni. Ne pouvait-on pas d’ailleurs faire en sorte que Carmagnola, sollicité