Page:Opere varie (Manzoni).djvu/313

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si misérable d’un homme naguère si puissant; tous ces sentimens, dont l’histoire ne donne que le résultat abstrait, Corneille les a mis en paroles, et dans des paroles que César aurait pu prononcer.

Il est cependant certain que, si l’on intordisait au poëte toute faculté d’inventer des événemens, on se priverait d’un très grand nombre de sujets de tragédie. Cette faculté lui doit donc être accordée, ou, pour mieux dire, elle est donnée par les principes de l’art: mais quelle en est la limite? à partir de quel point l’invention commence-t-elle à devenir vicieuse?

Les critiques ont admis généralement les deux principes: qu’il ne faut point falsifier l’histoire, et que l’on peut, que l’on doit même souvent y ajouter des circonstances qui ne s’y trouvent point, pour rendre l’action dramatique. Ils ont ensuie cherché une règle qui pût concilier ces deux principes, et sont à peu près convenus d’admettre celle-ci: que les incidens inventés ne doivent pas, contredire les faits les plus connus et les plus importans de l’action représentée. La raison qu’ils en ont donnée est que le spectateur ne peut pas ajouter foi à ce qui est contraire à une verité qu’il connait. Je crois la règle bonne, parce qu’elle est fondée sur la nature, et assez vague pour ne pas devenir une gêne gratuite dans la pratique; j’en crois même la raison fort juste: mais il me semble qu’il y a à cette règle une autre raison plus importante, plus inhérente à l’essance de l’art, et qui peut donner une direction plus sûre et plus forte pour l’appliquer avec succès; cette raison est que les causes historiques d’une action sont essentiellement les plus dramatiques et les plus interessantes. Les faits, par cela même qu’ils sont conformes à la vérité pour ainsi dire matérielle, ont au plus haut degré le caractère de vérité poétique que l’on cherche dans la tragédie: car quel est l’attrait intellectuel pour cette sorte de composition? Celui que l’on trouve à connaître l’homme, à découvrir ce qu’il y a dans sa nature de réel et d’intime, à voir l’effet des phénomènes extérieurs sur son âme, le fond des pensées par lesquelles il se détermine à agir; à voir, dans un autre homme, des sentimens qui puissent exciter en nous une véritable sympatie. Quand on racconte une histoire à un enfant, il ne manque jamais de faire cette question: Cela est-il vrai? Et ce n’est pas là un goút particulier de l’enfance; le, besoin de la vérité est l’unique chose qui puisse nous faire donner de l’importance à tout ce que nous apprenons. Or, le vrai dramatique, où peut-il mieux se rencontre que dans ce que les hommes ont réellement fait? Un poëte trove dans l’histoire un caractère imposant qui l’arrète, qui semble lui dire, Observe-moi, je t’apprendrai quelque chose sur la nature humaine; le poëte accepte l’invitation; il veut tracer ce caractère, le développer: où trouvera-t-il des actes extérieurs plus conformes à la véritable idée de l’homme qu’il se propose de peindre que ceux que cet homme a effectivement exécutés? Il a eu un but; il y est parvenu, ou il a échoué: où le poëte trouvera-t-il une révélation plus sûre de ce but et des sentimens qui portaient son personnage à le poursuivre que dans les moyens choisis par celui-ci même? Poussons la proposition un peu plus loin pour la compléter. Notre poëte rencontre de même dans l’histoire une action qu’il se plait à considérer, au fond de laquelle il voudrait pénétrer; elle est si intéressante qu’il désire la connaître dans toutes ses parties et en donner l’idée la plus vraie, la plus entière et la plus vive. Pour y parvenir, où cherchera-t-il les causes qui l’ont provoquée, qui en ont décidé l’accomplissement, si ce n’est dans les faits mêmes qui ont été ces causes?

C’est peut-être faute d’avoir observé ce rapport entre la vérité matérielle des faits et leur vérité poétique que les critiques ont apporté à la