Page:Opere varie (Manzoni).djvu/314

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règle dont j'ai parlé une exception qui ne me semble pas raisonnable. Ils ont dit que lorsque les principales circonstances d'une histoire n'étaient pas très connues, en pouvait les altérer, ou leur en substituer d'autres de pure invention: mais, ou je me trompe fort, ou cela ne s'appelle pas faciliter au poëte la disposition de son sujet; c'est bien plutôt lui ôter les moyens les plus sûrs d'en tirer parti. Qu'importe que ces événemens soient ou non connus du spectateur? Si le poëte les à trouvés, c'est un fil qui lui est donné pour arriver au vrai; pourquoi l’abandonnerait-il? Il tient quelque chose de réel, pourquoi le rejeter? pourquoi renoncer volontairement aux grandes leçons de l’histoire? À quoi bon créer une action, un noeud, des péripéties, pour motiver un résultat dont les motifs sont des faits? Voudrait-on par basard faire voir comment s'y prendrait la nature humaine pour agir si elle avait adopté la règle des deux unités? On croit sans doute faire autre chose; mais, sérieusement, fait-on autre chose que cela dans toutes ces créations où la vérité est altérée à si grands frais et avec des effets si mesquins?

Ainsi donc, trouver dans une série de faits ce qui les constitue proprement une action, saisir les caractères des acteurs donner à cette action et à ces caractères un développement harmonique compléter l'histoire, en restituer, pour ainsi dire, la partie perdue, imaginer même des faits là où l'histoire ne donne que des indications, inventer au besoin des personnages pour représenter les moeurs connues d'une époque donnée, prendre enfin tout ce qui existe et ajouter ce qui manque, mais de manière que l'invention s’accorde avec la réalité, ne soit qu'un moyen de-plus de la faire ressortir, voilà ce que l'on peut raisonnablement dire créer; mais substituer des faits imaginaires à des faits constatés, conserver des résultats historiques et en rejeter les causes parce qu'elles ne cadrent pas avec une poétique convenue, en supposer d'autres par la raison qu'elles peuvent mieux s'y adapter, c'est évidemment ôter à l'art les bases de la nature. Veut-on que ce soit là une création? à la bonne heure; mais ce sera du moins une création à peu près semblable à celle d'un peintre qui, voulant absolument faire entrer dans un paysage plus d'arbres que l'espace figuré sur la toile ne peut en contenir, les presserait les uns contre les autres, et leur donnerait à tous une forme et un port que n'ont pas les arbres de la nature.

L'application que vous faites, Monsieur, de votre théorie au sujet historique de Carmagnola, me paraît à moi-même très propre à servir d'exemple pour expliquer et justifier les idées que je viens de vous soumettre. Je crains seulement, en me servant de cet exemple, d'avoir l'air de repousser votre critique et de dèfendre ma tragédie: mais s'il vous est resté quelque léger souvenir de la manière dont j'ai traité ce sujet, veuillez, Monsieur, l'écarter tout-à-fait de votre esprit, et vous en tenir à examiner seulement ce qu'il peut fournir, tel qu'il est dans l'histoire, à un poëte dramatique; et je vous exposerai les motifs qui me détourneraient de la traiter de la manière que vous proposez.

Permettez-moi de remettre ici encore une fois sous les yeux du lecteur une partie du plan que vous tracez pour cette tragédie.

" Ne pouvait-on pas d’ailleurs faire en sorte que Carmagnola, sollicité par le duc de Milan, se trouvât un moment maitre da sort de la république? La parenté de sa femme avec le duc, son empire sur les autres condottieri, et l’assistance du peuple, pouvaient amener naturellement cette situation. Le poëte eût ainsi mis en présence, dans l’âme du héros, les sentimens de l'homme d'honneur avec l'imagination turbulente du chef d'aventuriers; et Carmagnola, abandonnant par vertu le projet de livrer Venise qui veut le perdre, n'en eût été que plus intéressant lors qu'il succombe, tandis que ce même projet eût servi à motiver et à peindre la timide eternelle politique du sénat. "

Ce plan est très ingénieux dans le système que vous croyez le meilleur; quant à moi, ce qui m'empècherait de l'adopter, c'est que rien de tout ce que vous y faites entrer n'a existé. Il est vrai que des sénateurs, exerçant la puissance souveraine, ont envoyé à la mort un général qui avait été leur bienfaiteur et leur ami; mais cette puissance que vous voudriez attribuer à celui-ci, il ne l'a jamais eue, et le sénat vénitien n'a jamais eu non plus ces craintes par lesquelles vous voudriez motiver ce qu'il a fait. Il l'a cependant fait; il a eu des motifs pour le faire; la connaissance de ces motifs est d'un grand intérêt, je dis d'un grand intérêt dramatique, parce qu'il est très intéressant de voir les véritables pensées par lesquelles les hommes arrivent à commettre une grande injustice: c'est de cette vue que peuvent naítre de profondes émotions de terreur et de pitié, si l'on veut caractériser la tragédie par la propriété de produire ces émotions. Or ces motifs, où puis-je les trouver? nulle autre part que dans l'histoire mème: ce n'est que là que je puis découvrir le caractère propre des hommes et de l'époque que je veux peindre. Eh bien! un des traits les plus prononcés de cette époque, et l'un de ceux qui contribuent