Page:Opere varie (Manzoni).djvu/316

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Je ne prétends pas pour cela que ce genre de compositions soit essentiellement faux; il y a certainement des romans qui méritent d'être regardés comme des modèles de vérité poétique; ce sont ceux dont les auteurs, après avoir connu, d'une manière précise et sûre, des caractères et des moeurs, ont inventé des actions et des situations conformes à celles qui ont lieu dans là vie réelle, pour amener le développement de ces caractères et de ces moeurs: je dis seulement que, comme tout genre a son écueil particulier, celui da genre romanesque c'est le faux. La pensée des hommes se manifeste plus ou moins clairement par leurs actions et par leurs discours; mais, alors même que l’on part de cette large et solide base; il est encore bien rare d'atteindre à la vérité dans l'expression des sentimens humains. À côté d'une idée claire, simple et vraie, il s'en présente cent qui sont obscures, forcées ou fausses; et c'est la difficulté de dégager nettement la première de celles-ci qui rend si petit le nombre des bons poétes. Cependant les plus médiocres eux mêmes sont souvent sur la voie de la vérité: ils en ont toujours quelques indices plus ou moins vagues; seulement ces indices sont difficiles a suivre: mais que sera-ce si on les néglige, si on les dédaigne? Or c’est la faute qu'ont commis la plupart des romanciers en inventant les faits; et il en est arrivé ce qui devait en arriver, que la vérité leur a échappé plus souvent qu'à ceux qui se sont tenus plus près de la réalité; il en est arrivé qu’ils se sont mis peu en peine de la vraisemblance, tant dans les faits qu'ils ont imaginés que dans les caractères dont ils ont fait sortir ces faits; et qu'à force d'inventer d’histoires, de situations neuves, de dangers inattendus, d'oppositions singulières de passions et d'intérêts, ils ont fini par créer une nature humaine qui ne ressemble en rien à celle qu'ils avaient sous les yeux, ou, pour mieux dire, à celle qu'ils n'ont pas su voir. Et cela est si bien arrivé que l'épithète de romanesque a été consacrée pour designer généralement, à propos de sentimens et de moeurs, ce genre particulier de fausseté, ce ton factice, ces taits de convention qui distinguent les personnages de roman.

Dire que ce goût romanesque a envahi le théâtre, et que même les plus grands poëtes ne s'en sont pas toujours préservés, ce n'est pas hasarder un jugement; c'est tout simplement répéter une plainte déjà ancienne, et qui devient tous les jours plus générale, une plainte que la vérité a arrachée aux admirateurs les plus sincères et les plus éclairés de ces grands poëtes. Laissant de côté toutes les causes du mal qui sont étrangères à la question actuelle, et qui d’ailleurs ont dejà été l'objet de beaucoup de recherches ingènieuses et savantes, quoique détachées et incomplètes, je me bornerai à hasarder quelques indications légères sur la part que peut y avoir la règle des deux unités.

D'abord elle force l'artiste, comme vous dites, Monsieur, à devenir créateur. J'ai déjà dit quelques mots de ce que me semble ce genre de création; permettez-moi de revenir sur ce point important: je voudrais le développer un peu plus.

Plus on considère, plus on étudie une action historique susceptible d’être rendue dramatiquement, et plus en découvre de liaison entre ses diverses parties, plus on aperçoit dans son ensemble une raison simple et profonde. On y distingue enfin un caractère particulier, je dirais presque individuel, quelque chose d'exclusif et de propre, qui la constitue ce qu'elle est. On sent de plus en plus qu'il fallait de telles moeurs, de telles institutions, de telles circonstances pour amener un tel résultat, et de tels caractères pour produire de tels actes; qu’il fallait que ces passions que nous voyons en jeu, et les entreprises où nous les trouvons engagées, se succédassent dans l'ordre et dans les limites qui nous sont donnés comme l'ordre et les limites de ces mêmes entreprises,