Page:Opere varie (Manzoni).djvu/315

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le plus à lui donner une physionomie toute particulière, une couleur toute locale, c'est une jalousie si âpre de commandement et d'autorité, c'est une dédance si alerte et si soupçonneuse de tout ce qui pouvait, je ne dis pas les anéantir, mais les entraver un instant; c'est un besoin si outré de considération politique, que l'on se portait facilement au crime pour défendre non seulement le pouvoir, mais la réputation du pouvoir. Ces idées étaient tellement prédominantes qu'elles modifiaient tous les caractères, ceux des gouvernés comme ceux des gouvernans, et que l'on aurait faite une politique, une morale, et, ce qui est horrible à dire, une morale religieuse, qui pussent aller avec elles. On regardait si peu la vie des hommes comme une chose sacrée qu’il ne semblait pas nécessaire d'attendre qu'elle fût réellement dangereuse pour la leur ôter. On avait si bien pris ses précautions contre les mauvaises conséquences d'une condamnation illégale, l’opinion publique était si muette ou si pervertie, que les hommes placés à la tète de l'état, loin d'avoir à redouter une punition, appréhendaient à peine le blâme. C'est dans de telles circonstances, c'est au milieu de telles institutions, que je vois un homme en opposition avec elles par tout ce qu'il y a en lui de généreux, de noble oú d'impétueux, mais forcé toutefois de s’y ployer, pour pouvoir exercer l'activité de son âme, pour pouvoir être, comme on dit, quelque chose. Je vois cet homme, célèbre par ses victoires, recherché par les puissances, parce qu'elles en avaient besoin, et détesté par elles à cause de sa supériorité et de son humeur indocile et fière. Car, qu'il fût incapable de ployer sous la volonté d'autrui, sa brouillerie avec le duc de Milan qu'il avait remis sur le trône, et la résolution prise par le sénat de Venise de le tuer, le font assez voir: qu'il y eût aussi en lui de la témérité et une grande confiance en sa fortune, on n'en peut douter à la facilité avec laquelle il crut aux fausses protestations d'amitié de ceux qui voulaient le perdre, avec laquelle il donna dans leurs piéges et devint leur victime.

J’observe, dans l'histoire de cette époque, une lutte entre le pouvoir civil et la force militaire, le premier aspirant à être indépendant, et celle-ci à ne pas obéir. Je vois ce qu'il y avait d'individuel dans le caractère de Carmagnola éclater et se développer par des incidens nés de cette lutte. Je trouve que, parmi ceux qui ont décidé de son sort, il y avait des hommes qui étaient ses ennemis personnels, qu'il avait blessés dans les points les plus sensibles de leur orgueil, qu'il avait offensés comme individus et comme gouvernans; je lui trouve aussi des amis, mais des amis qui n'ont pas su ou pu le sauver. Enfin je lui vois une épouse, une fille, compagnes dévouées, mais étrangères aux agitations de la vie politique, et qui ne sont là que pour recevoir la part de bonheur ou de souffrance que leur fera l'homme dont elles dépendent. Voilà en partie ce que ce sujet me semble présenter de poétique, voilà ce que je voudrais savoir peindre et expliquer, si j'avais à traiter de nouveau ce sujet. Mais je ne pourrais jamais, je l'avoue, le traiter en y introduisant les mécontentemens populaires: il n'y en a pas eu, ou au moins il n'en a point parti. Cela aurait,changé totalement la face des choses. Je ne voudrais pas non plus y faire entrer les alarmes de la famille de Carmagnola, excitées par les bruits qui circulent sur les intentions perfides du sénat. C'était le grand caractère de cette époque, que les résolutions importantes, sortout lorsqu'elles étaient iniques, ne fassent jamais précédées de bruits: rien n'avertissait la victime. On ne peut changer ces circonstances sans ôter à la peinture de ces moeurs ce qu'elle a de plus saillant et de plus instructif. Expliquer ce que les hommes ont senti, voulu et souffert, par ce qu'ils ont fait, voilà la poésie dramatique: créer des faits pour y adapter des sentimens, c'est la grande táche des romans, depuis mademoiselle Scudéri jusqu'à nos jours.