Page:Opere varie (Manzoni).djvu/325

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approprier des moyens également spéciaux. Aussi les règles générales que l'on a tirées, Dieu sait comment, de l'Iliade, pour les imposer à tout poéme sérieux de longue haleine, se sont trouvées non seulement gratuites, mais inapplicables relativement à beaucoup de productions du premier ordre, par la raison que les autours de celles-ci ont vu dans leur sujet, ainsi qu’Homère dans le sien, ce que ce sujet avait de propre et d'individuel; par la raison que, comme Homère, ils se sont conformés, dans l'exécution, à cette vue première, à cette perception rapide et simultanée des moyens qui convenaient à leur but. Il a du arriver de la sorte aux théoristes de trouver, dans bien des poëmes épiques, des choses qu'ils n'avaient ni prévues ni soupçonnées, puisqu'elles n'étaient pas dans l'Iliade. Mais les théoristes de l'épopée ont l'air d'avoir été plus accommodans que ceux du drame: ils ont admis des exceptions aux règles déduites de l’Iliade, pour les sujets qui ne se prêtaient pas à ces règles: et, comme ces exceptions ne laissent pas d’être nombreuses, sont même plus nombreuses que les cas réguliers, il y a vraiment lieu à se féliciter de cette condescendance de la part des régulateurs de l’épopée.

Parmi les ouvrages modernes qui approchent, le plus de l'idéal convenu pour le poëme épique, et qui sont regardés comme classiques dans l'Europe entière, il y en a trois, je crois, où l’on est parvenu, tant bien que mal, à trouver l'application des règles homériques, et le vrai type du genre; ce sont la Jerusalem délivrée, la Lusiade et la Henriade: mais, pour la Divine commédie et le Roland furieux, pour le Paradis perdu, la Messiade et tant d'autres poëmes, les critiques ont eu beau se tourmenter à leur faire une case dans leurs théories, ils n'ont pu en venir à bout; ces poëmes leur ont toujours échappé par quelque côté. Dans le premier, on a cherché en vain une certaine unité conforme à l'idée générale que l'on s'en était faite; dans le second, on n’a pas su au juste quel était le protagoniste; dans l’autre, enfin, les événemens n'étaient pas du genre epìque proprement dit: si bien que l'on a fini par ne plus savoir de quel titre qualifier ces compositions indociles; tout ce dont en est convenu à leur egard, c'est qu'elles n'avaient pas moins d’agrémens ou moins de beautés que les modèles auxquels elles ne rassemblaient pas. Le plus plaisant est que les critiques, au lieu de se donner tant de peine pour essayer de ranger sous une denomination commune tant de poëmes divers, ne se soient jamais avisés de réfléchir que cette dénomination n'existait pas à priori, et que le vrai titre de chacun de ces poëmes était celui que lui avait donné son auteur. Mais cela était trop complexe, trop opposé à l’idée commode de l'unité; il fallait à la théorie, pour la mettre à son aise, un nom de genre pour les poëmes épiques. Mais il eût fallu pour cela que la théorie devançat la pratique: alors plus d'exceptions obligées, et partant plus de difficultés, plus d’embarras.

Forcés de reconnaître des exceptions, les critiques épiques ont du moins essayé de les limiter et de les restreindre, combattant encore ainsi pour l'honneur des règles, alors même qu’ils semblaient les sacrifier: ils ont déclaré qu’ils voulaient accorder le privilege de violer ces règles, mais qu’ils ne voulaient l'accorder qu'à de grands génies. Y pensaient-ils bien? Si ce sont les grands génies qui violent les règles, quelle raison restera-t-il de présumer qu'elles sont fondées sur la nature, et qu'elles sont bonnes à quelque chose?

Il est impossible de tromper un homme de goût sur l'unité de lieu, et difficile de le tromper sur celle de temps. Aussitôt que, dans votre pièce, une décoration change, il vous prend en flagrant délit, et il est prouvé dès lors que vous ne connaissez pas les premiers élémens de l'art.

Et par respect pour qui supporterait-on à perpétuité cette gêne? Par