Page:Opere varie (Manzoni).djvu/326

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respect pour quelques commentateur d’Aristote? Ah! si Aristote le savait! Mais n'est-il pas bien démontré aujourd'hui qu'il n'a jamais songé à préscrire à la tragédie les règles qui lui ont été imposées en son nom, et que l'en a abusé de son autorité pour établir un déplorable despotisme? Si ce philosophe revenait, et qu'on lui présentât nos axiomes dramatiques comme issus de lui, ne leur ferait-il pas le même accueil que fait M. de Pourceaugnac à ces jeunes Languedociens et à ces jeunes Picards dont on veut à toute force qu'il se déclare le père? Voyez, Monsieur, par quelles voies ces règles se sont glissées dans le théâtre francais. C'est d'Aubignac qui le premier en France s'avisa de croire que l'en n'aurait jamais de tragédie à moins de les adopter; c'est Mairet qui le premier les mit en pratique; c'est Chapelain qui fut chargé des négociations auxquelles il fallut recourir pour vaincre la repugnance des comédiens à jouer une pièce où ces règles étaient observées. Ce sont ces règles qui, à peine nées, ont donné à Scudéri le pouvoir de faire passer de mauvaises nuits à ce bon et grand Corneille. Corneille s'est débattu quelque temps sous le joug, et ne l'a à la fin subi qu'en frémissant; Racine l'a porté dans toute sa rigueur: car braver une erreur qui est dans la vigueur de la jeunesse, cela ne vient à la téte de personne. Les esprits les plus éclairés et les plus indépendans sont les derniers à lutter contre un préjugé qui va s'établir; ils sont les premiers à s'élever contro un préjugé qui a long-temps régné: il ne leur est pas donné de faire plus. Racine a donc porté le joug; mais on ne voit pas qu'il l'ait aimé. Et quelle raison aurait-il eue de l'aimer? quelle obligation a-t-il aux règles de d'Aubignac? quelle beautés leur doit-il? E serait plus facile de dire en quoi elles ont contrarié et gêné son admirable talent que de faire voir comment elles l'ont aidé. On ne soutiendra pas peut-être que ce talent, si complet et si sûr, se serait égaré en s'exerçant dans un champ plus vaste. Il y aurait, je pense, plus de justice à présumer que, plus libre dans son art, Racine n'eût pas pour cela abusé des heureux dons de la nature; qu'on traitant des sujets plus relevés et plus graves il n'aurait rien perdu de cette rectitude de jugement, de cette délicatesse de goût, qui lui font toujours trouver ce qu'il y a de plus fort dans le vrai, de plus exquis dans le naturel. Il est permis de croire que l'amour n'était pas l'unique passion qu'il pût faire parler avec éloquence; qu'avec plus de moyens de pénétrer dans les profondeurs de l'histoire, et de suivre la marche franche et naturelle des événemens tragiques, il n'aurait pas oublié le secret de ce style enchanteur, où l'art se cache dans la perfection, où l'élégance est toujours au profit de la justesse, où l'on reconnait à chaque trait le reflet d'un sentiment profond qui démêle toutes les nuances des idées et des objets, avec le don de s'arrêter constamment aux plus poétiques.

Mais Racine, entend-on dire tous les jours, Racine et bien d'autres poétes qui, pour n'être pas ses égaux, ne sont cependant pas des écrivains vulgaires, ont examiné les règles dont il s'agit, ils s'y sont soumis; et n’y-a-t-il pas un orgueil intolérable à croire que l'on voit plus juste et plus loin qu'eux, que de tels hommes se sont laissés garrotter par des liens que le moindre effort de leur raison aurait dû briser? Eh non, il n'y a pas d'orgueil à se croire, en certaines choses, plus éclairé que les grands bommes qui nous ont précédés. Chaque erreur a son temps et, pour ainsi dire, son règne, pendant lequel elle-subjugue les esprits les plus élevés, des hommes supérieurs ont cru pendant des siècles aux sorciers, et il n'y a assurément aujourd'hui d'orgueil pour personne à se prétendre plus éclairé qu'eux sur le point de la sorcellerie.