Page:Opere varie (Manzoni).djvu/330

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ont été faites sur la scène française pour transporter l'action des bornes de la règle à celles de la nature; et ces tentatives, repoussées avec une colère qui aurait bien voulu être du mépris, ont du moins manifesté un commencement de volonté de secouer le joug. Mais des transgressions plus prudentes n'ont reçu que des applaudissemens; et, pour peu que les écrivains qui se les sont permises veuillent et sachent mettre à profit l'ascendant que donnent des succès obtenus pour en obtenir d’autres, je crois qu'il ne tient qu'à eux d’arriver à détruire la loi à force d'amendemens. Mais, si cela arrive, où s'arrètera-t-on? On n'ira pas trop loin; la nature y a pourvu; elle a posé des bornes, et l'art du poëte consiste à les connaître. Ces bornes sont la faiblesse même de l'homme; sa vie est trop courte; l'influence de sa volonté est trop facilement resserrée par les obstacles les plus prochains; l'énergie de ses facultées, la force même de sa conception, diminuent trop à mesure qu'elles agissent sur des objets plus éloignés et plus épars, pour qu'une action humaine puisse jamais s’étendre et se prolonger au delà de certaines limites. Ainsi, tout poëte qui aura bien compris l'unité d'action verra dans chaque sujet la mesure de temps et de lieu qui lui est propre; et, après avoir reçu de l'histoire une idée dramatique, il s'efforcera de la rendre fidèlement, et pourra dès-lors en faire ressortir l’effet moral. N'étant plus obligé de faire jouer violemment et brusquement les fait entre eux, il aura le moyen de montrer, dans chacun, la véritable part des passions. Sûr d'intéresser à l'aide de la vérité, il ne se croira plus dans la nécessité d'inspirer des passions au spectateur pour le captiver; et il ne tiendra qu'à lui de conserver ainsi à l’histoire son caractère le plus grave et le plus poétique, l'impartialité.

Ce n'est pas, il fatut le dire, en partageant le délire et les angoisses, les désirs et l'orgueil des personnages tragiques, qua l'on éprouve le plus haut degré d'émotion; c'est au-dessus de cette sphère étroite et agitée, c'est dans les pures régions de la contemplation désintéressée, qu'à la vue des souffrances inutiles et des vaines jouissances des hommes, on est plus vivement saisi de terreur et de pitié pour soi-même. Ce n'est pas en essayant de soulever, dans des àmes calmes, les orages des passions, que le poëte exerce son plus grand pouvoir. En nous faisant descendre, il nous égare et nous attriste. A quoi bon tant de peine pour un tel effet? Ne lui demandons que d'être vrai, et de savoir qua ce n’est pas en se communiquant à nous que les passions peuvent nous émouvoir d'une manière qui nous attache et nous plaise. Mais en favorisant en nous le développement de la force morale à l’aide de laquelle on les domine et les juge. C'est de l'histoire que le poëte tragique peut faire ressortir, sans contrainte, des sentimens humains; ce sont, toujours les plus nobles, et nous en avons tant besoin! C'est à la vue des passions qui ont tourmenté les hommes, qu'il peut nous faire sentir ce fond commun de misère et de faiblesse qui dispose à une indulgence, non de lassitude ou de mépris, mais de raison et d'amour. En nous faisant assister à des événemens qui ne nous intéressent pas comme acteurs, où nous ne sommes que témoins, il peut nous aider à prendre l'habitude de fixer notre pensée sur ces idées calmes et grandes qui s'effacent et s'èvanouissent par le choc des réalités journalières de la vie, et qui, plus soigneusement cultivées et plus présentes, assureraient sans doute mieux notre sagesse et notre dignité. Qu'il prétende, il le doit, s'il le peut, à toucher fortement les âmes; mais que ce soit en vivifiant, en developpant l’idéal de justice et de bonté que chacune porte en elle, et non en les prolongeant à l'étroit dans un idéal de passions factices; que ce soit en élevant notre raison, et non en l'offusquant, et non en exigeant d'elle d’humilians sacrifices, au profit de notre mollesse, et de nos préjugés.