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SA CORRESPONDANCE

rêtait. Il chercha et trouva un petit sentier que venait de révéler la fonte des neiges, y marcha du mieux qu’il put, y rampa, et finalement descendit dans la plaine et alla jusqu’au lac. À son retour, il nous raconta ce qu’il avait vu. Le malheur était qu’il nous fallait absolument un bateau pour traverser le lac, et nous n’en avions pas. Il s’agissait donc de trouver un moyen de prévenir l’abbé par lettre de nous envoyer, à un endroit désigné, l’embarcation demandée ; ce qui était fort difficile, toutes les issues étant soigneusement gardées par les assiégeants. Nous nous épuisions en projets de toute sorte, lorsque j’eus l’idée d’appeler l’enfant d’un villageois qui faisait paître les troupeaux. Après lui avoir barbouillé la figure avec le suc de certaines herbes et l’avoir revêtu d’un habit de mendiant, nous lui donnons un bâton creux dans lequel nous introduisons nos lettres, et nous l’envoyons de nuit, à travers le marais, perché sur un bœuf, par un gué de lui connu. Tout en nasillardant les prières habituelles aux mendiants, il traverse la foule des paysans, qui s’écartaient sur son passage, car je l’avais équipé de telle façon qu’il inspirait bien plus le dégoût que la pitié. C’est ainsi qu’il parvint à l’abbé, auquel il rendit compte de sa mission. Le lendemain il rentra chez nous avec une réponse. Joyeux de notre délivrance prochaine, nous passons toute la nuit à prendre nos dispositions, et, pour donner le change à nos ennemis, nous envoyons de temps à autre au milieu d’eux quelques bombes et nous allumons nos signaux comme pour les prévenir que nous étions toujours sur nos gardes. Puis, à une heure donnée, nous voilà tous, chargés de nos bagages, qui défilons en silence derrière Pérotte, qui nous guidait. Nous montons la colline escarpée, par une nuit sombre, où nous glissions à chaque instant sur les rochers, nous raccrochant aux aspérités qui nous ensanglantaient les mains et les jambes.

Ce n’était pas un petit travail que cette escalade nocturne. Quand nous eûmes atteint le sommet, nous nous couchâmes sur la roche nue pour nous reposer jusqu’à ce que Pérotte, descendant de l’autre côté, eût été planter sur l’écueil désigné le signal de notre présence. C’était un morceau de toile blanche qui nous servait à cet effet. Ensuite nous nous mîmes à manger, tout en regardant autour de nous, dans la crainte d’être surpris. Vers quatre heures de l’après-midi nous voyons enfin se diriger vers nous deux bateaux pêcheurs dont les mâts étaient coiffés d’une sorte de bonnet rouge, comme il avait été convenu entre nous et l’abbé. Notre joie devient folle ; nous saluons de nos escopettes l’arrivée de la flottille. Pérotte nous conduit encore nous descendons lentement à travers des rochers vierges de tout pied humain et nous voilà dans la plaine, puis de là dans les barques, sauvés, heureux. Vers le soir, nous arrivons à l’abbaye. Notre évasion, comme je l’appris ensuite, fit sensation parmi les paysans qui ne savaient pas trop s’ils ne devaient pas croire à un fait surnaturel. Nous voyant miraculeusement échappés de leurs griffes, ils commencèrent à se méfier de nous avec plus de terreur encore qu’auparavant. Nous qui étions si redoutables par nos artifices et nos stratagèmes — et ils étaient payés pour les connaître — ne pouvait-il pas se faire que nous allions les surprendre par derrière avec des renforts que nous ne manquerions pas de chercher ? Ils ne pouvaient plus dormir dans cette inquié-