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LE LIVRE ET LE DOCUMENT

naux passer directement à certaines firmes (notamment celle des armements). On a vu aussi à l’inverse, des journalistes devenir riches et puissants, acquérir la propriété d’usines.

Une étude sur la corruption de la Presse et ses conséquences politiques serait aujourd’hui une des plus instructives parmi celles qui pourraient être faites sur le mécanisme réel et les coulisses de la politique mondiale.

Aujourd’hui un homme enrichi par des moyens qui empêchent tous ceux qui le connaissent de lui donner la moindre estime, peut s’acheter un journal et dès lors devenir « tabou » en s’imposant à l’admiration de 1.400,000 lecteurs.

Pendant la guerre, les histoires scandaleuses de Tellier, de Humbert, d’Almereyda, (Le Journal, Le Bonnet Rouge) ont mis à nu des pratiques, des influences et une moralité déconcertantes.

Quelques mois avant la guerre, Le Journal fut racheté par le Creusot. Son principal collaborateur, devenu après son directeur, fit naturellement une campagne de presse en faveur de l’augmentation des armements. Le Figaro fut subventionné par les banques allemandes, comme l’a démontré le procès Cailliaux. La Rheinische Westfähliche Zeitung, qui réclamait chaque année impérieusement des armements, appartenait à la Maison Krupp.

Dans tous les pays maintenant, des groupes, par les idées, les intérêts ou l’argent, influencent la Presse. Ils y procèdent par une action souvent occulte. En France, le Creusot dispose maintenant du Temps et des Débats. En Belgique, l’Action et Civilisation, Le XXe Siècle, L’Indépendance, L’Étoile Belge, La Gazette ; en Allemagne, les divulgations sensationnelles (affaire Klepper) ont fait connaître de quelles subventions jouissaient quelques quotidiens importants : Deutsche Allgemeine Zeitung, Kölnische Volkszeitung, Berliner Tageblatt, Frankfurter Zeitung. Dans la Cité de la Société des Nations, le Journal de Genève.[1]

Les chances diminuent pour le lecteur d’être renseigné complètement et exactement. Pour une très grande partie, la Presse n’est plus que l’instrument ultime de banquiers et d’industriels, une machine à orienter l’opinion publique dans un sens favorable à certains intérêts privés. Les organes indépendants de la Presse ont fort à faire pour vivre.

k) Le 29 novembre 1917, L’Œuvre publiait en manchette : « Amasis (pharaon d’Égypte) fut l’auteur de cette loi qui oblige tout Égyptien à déclarer chaque année au gouverneur de son nome d’où il tire ses moyens d’existence, et celui qui n’obéit pas, celui qui ne paraît pas vivre à l’aide de ses ressources légitimes est puni de mort. Solon l’Athénien ayant pris cette loi en Égypte l’imposa à ses concitoyens qui l’observent encore et la jugent irréprochable. » (Hérodote.)

La magie du « noir sur blanc » ou « c’est écrit » des Mahométans, du Tabou qui représente la parole, expression de la réalité quand elle est moulée en caractères d’imprimerie. Les journalistes procèdent souvent à tort et à travers et sans réfléchir aux conséquences de leurs informations et de leurs articles. Ils font penser aux apprentis sorciers, ils suscitent parfois des réactions populaires, dont par la suite ils ne sont plus les maîtres.[2]

La vanité et la fureur de la publicité dès le XVIIe siècle furent grandes. « Tel, s’il a porté un paquet en cour, a mené une compagnie d’un village à l’autre en pleine paix, ou payé le quart de quelque médiocre office, se fâche s’il ne voit pas son nom dans la Gazette… »

Les fausses nouvelles au XVIIe siècle, «… L’Histoire est le récit de choses advenues ; la Gazette seulement le bruit qui court. La première est tenue de dire toujours la vérité ; la seconde fait assez si elle empêche de mentir. Et elle ne ment pas, même quand elle rapporte quelque nouvelle fausse qui lui a été donnée pour véritable. » (Théophraste Renaudot, 1631.)

l) La grande Presse est systématiquement dévouée à tous les gouvernements successifs et contradictoires pendant qu’ils sont au pouvoir. On a vu en France, en 1932, la Presse se prononcer en masse pour le Japon après l’avoir fait pour la Chine ; abandonnant à droite, au commandement et d’un coup la « thèse française » pour se rallier avec effusion aux propositions Tardieu à Genève, alors que la veille, émue, elle les déclarait « une utopie criminelle et une trahison ».

Certains gouvernements font passer à l’étranger, dans quelque journal de troisième ordre, un article élogieux pour leur politique, quelque déplorable a-t-elle pu être. Leurs services de Presse font ensuite reproduire cet article qui sort de leur propre officine par l’un ou l’autre journal à leur service, comme étant une approbation venue de l’étranger ! Manière coûteuse de « bourrer le crâne » du pays ! Certains journaux ont des relations directes notoirement connues avec les ministres des affaires étrangères de leur pays. Le Temps, Le Times.)

En France, le Président du Conseil a disposé un moment de 24 millions de fonds secrets par an. Un député socialiste a critiqué cette institution à la Chambre, le 24 juin 1916 (Journal de Genève, 9 juillet 1916). Outre les aides financières aux journaux, il y a celles aux journalistes. Il y a des services de Presse parmi les organes de l’administration de tous les pays. Le service de Presse du ministère des affaires étrangères de Belgique a coûté environ 300,000 fr. par an.

Beaucoup de journaux sont alimentés aux fonds secrets, qui ont quelquefois été appelés « le fonds des reptiles ».

  1. Voir les incidents scandaleux rapportés par Philippe Lamour dans Monde, quand fut troublé un exposé de la Presse fait à la Sorbonne au cours de l’hiver 1933.
  2. Apprentis sorciers ; toute l’édition, 10 juin 1933.